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HOMÈRE.

pas moins à cent vers pris dans l’autre, et pour la facture, et pour la tournure, et pour le mouvement général, que ceux-ci ne ressemblent à tous les vers qui les précèdent et les suivent. Buffon a dit : « Le style est l’homme même. » Nous sommes en droit de dire ici : « Le même style, c’est le même homme. » Donc il n’y a qu’un Homère. Le style ne s’enlève pas ; et, malgré tous les efforts, on ne prend pas le tour d’esprit d’un autre : on n’écrit qu’avec soi-même, mieux qu’autrui ou plus mal, aussi bien peut-être, mais toujours autrement. Sans doute c’est une grande merveille que le même homme qui a composé l’Iliade soit aussi l’auteur de l’Odyssée. Mais le phénomène de ressemblance admis par les chorizontes est bien plus inouï encore. Ennius, en sa qualité de pythagoricien, s’était imaginé que l’âme d’Homère avait passé dans la sienne ; et l’on sait quel Homère c’était qu’Ennius. C’est bien une autre métempsycose qu’il nous faudrait supposer, pour donner raison à ces pythagoriciens nouveaux. Il y a un prodige mille fois plus extraordinaire que l’existence d’un Homère unique, c’est l’existence, successive ou non, de deux Homères.

L’illustre Otfried Müller, qui rejette l’hypothèse des chorizontes, en propose une autre bien plus inadmissible encore. Homère, suivant lui, aurait conçu le plan de l’Odyssée ; mais ce n’est pas Homère qui aurait exécuté ce plan : il aurait chargé un de ses disciples dévoués de donner à ses conceptions la couleur et la vie. Je ne crois pas qu’aucune littérature offre un seul exemple d’où l’on puisse conclure même la simple possibilité d’un phénomène comme celui que suppose Müller. Il suffit d’ailleurs de lire l’Odyssée pour sentir que celui qui l’a conçue est aussi celui qui l’a faite. Le style du chantre d’Ulysse n’est pas un style d’école et de pratique ; et l’ongle du lion, la divine empreinte du génie y est partout manifeste, et aussi évidente, sinon aussi brûlante, que dans le style du chantre d’Achille.