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CHAPITRE IV.

« Cependant Jupiter, du haut de son trône, met la fuite dans l’âme d’Ajax. Le guerrier s’arrête étonné, et rejette sur ses épaules son bouclier aux sept cuirs de bœuf. Puis il s’éloigne, promenant ses regards sur la foule, semblable à une bête féroce, et retournant souvent la tête ; et ses pas lentement se succèdent. Tel un lion fauve est repoussé loin de l’étable par des chiens et des paysans, qui, veillant toute la nuit, ne lui permettent pas de se repaître de la graisse des bœufs : avide de chairs, le lion s’élance devant lui, mais ses efforts sont vains ; de toutes parts fondent sur lui une grêle de traits lancés par des mains audacieuses, et des torches enflammées devant lesquelles il recule malgré sa rage ; et il se retire, à la pointe du jour, la tristesse dans le cœur. Tel Ajax, en ce moment, s’éloignait des Troyens, l’âme triste, et bien malgré lui, car il craignait fort pour les navires des Achéens. Ainsi lorsqu’un âne à la marche lente, passant près d’un champ de blé, y pénètre en dépit des jeunes garçons qui le retiennent et des nombreux bâtons qui se brisent sur son dos : il tond la moisson profonde, et les jeunes garçons le rouent de coups de bâton ; mais leur force est impuissante, et c’est à grand’peine qu’ils parviennent à le chasser après qu’il est bien gorgé de nourriture. Ainsi les Troyens magnanimes et leurs alliés venus de loin ne cessent de poursuivre le grand Ajax, fils de Télamon, et piquent de leurs javelots le milieu de son bouclier. Tantôt Ajax se rappelle sa vigueur impétueuse : il se retourne, et il arrête les phalanges des Troyens dompteurs de coursiers ; tantôt il recommence à fuir. Mais il empêche tous les ennemis d’approcher des vaisseaux. Il est là, dans l’espace qui sépare les Troyens et les Achéens, s’agitant avec fureur ; et les traits volent contre lui, lancés par des mains audacieuses : les uns s’enfoncent dans le grand bouclier ; mais beaucoup s’arrêtent en chemin avant d’effleurer sa blanche peau, et demeurent fichés dans la terre, impatients de se rassasier de son corps[1]. »

  1. Iliade, chant XI, vers 544 et suivants.