Page:Pirenne – Histoire de Belgique – Tome 6.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
384
LA SÉPARATION

Pourtant une nouvelle députation s’acheminait vers le prince. Ce qu’elle lui dit le fit réfléchir. La joyeuse entrée qu’il se promettait quelques heures plus tôt serait donc une sanglante bataille de rues. Ses soldats réussiraient-ils mieux que ne l’avaient fait les vétérans de Charles X ? Quelle perspective d’ailleurs, pour un prince royal, que de mitrailler sa capitale ! Et puis, ne serait-il pas désavoué par son père ? Sa mission ne consistait qu’à rétablir l’ordre. Avait-il le droit de tirer ? Fallait-il demander des instructions à La Haye et, après avoir promis tout à l’heure d’entrer dans la ville, se résigner à attendre devant ses portes ? Il était brave. La perspective de payer de sa personne le séduisit. Il promit qu’il arriverait le lendemain et entrerait seul dans Bruxelles, pourvu que la députation répondit de sa sûreté.

Le lendemain, en effet, suivi de quelques officiers d’ordonnance, il se présentait au pont de Laeken[1]. De ce point jusqu’à l’hôtel de ville, la garde civique était alignée le long des rues, les bourgeois en habit noir, les gens du peuple en blouse bleue. De distance en distance, des bouchers pourvus de leurs haches jouaient le rôle de sapeurs. Çà et là, des groupes de paysans étaient armés de piques. Derrière le cordon des gardes se pressait le peuple ; les femmes garnissaient toutes les fenêtres ; au-dessus de la foule, aux façades des maisons, les trois couleurs brabançonnes revêtaient la ville d’une livrée révolutionnaire. Un sombre silence régnait. Quelques cris de « Vive le prince » furent aussitôt étouffés sous les sifflets. Lui pourtant, pâle mais résolu, s’enfonçait dans la foule dont les flots se refermant derrière lui, l’emprisonnaient. Ses sourires et son amabilité ne rencontraient que visages fermés et tendus. Il s’efforçait à faire bonne mine et saluait de la main, causant avec son entourage, consentant à laisser crier « Vive la liberté », pourvu qu’on criât « Vive le roi ». À le voir ainsi, abandonné et visiblement déconcerté, des femmes pleuraient.

  1. Voy. surtout les récits de Chazal (Buffin, Mémoires et documents inédits, t. I, p. 39 et suiv.) et de du Monceau (Ibid., p. 442 et suiv.), ainsi que le rapport de l’adjudant du prince, de Grovestins. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 85.