Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/180

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quelque chose. Le bourgeois, en revanche, est étranger à l’un et à l’autre ; tous deux éprouvent à son égard une défiance et une hostilité dont les traces, elles aussi, n’ont pas entièrement disparu. Il se meut dans une sphère toute différente. Entre lui et eux, se révèle le contraste de la vie agricole et de la vie commerciale et industrielle. A côté d’eux, qui produisent directement tout ce qui est indispensable à la vie, il est l’élément mobile, actif, l’agent de transmission et de transformation. Il n’est pas indispensable à l’existence ; on peut vivre sans lui. Il est essentiellement un agent de progrès social et de civilisation.

Une autre différence encore sépare la bourgeoisie du Moyen Age de la noblesse et du clergé. Ceux-ci forment des classes homogènes, dont tous les membres participent au même esprit de corps et ont conscience de la solidarité qui les lie les uns aux autres. Il en est tout autrement des bourgeois. Groupés en villes, l’esprit de classe fait place chez eux à l’esprit local, ou du moins s’y subordonne. Chaque ville constitue un petit monde à part soi ; son exclusivisme et son protectionnisme sont sans limites. Chacune fait tout pour favoriser son commerce et son industrie, et pour écarter d’elle ceux des autres villes. Chacune cherche à se suffire et à produire tout ce qui lui est indispensable. Chacune s’efforce d’étendre son autorité sur la campagne environnante pour assurer son ravitaillement. S’il leur arrive d’agir ensemble, de conclure des ligues momentanées ou permanentes, comme la Hanse de Londres, et plus tard la Hanse allemande, c’est contre l’ennemi commun ou dans une utilité commune, mais dans le sein de ses murailles, chacune ne fait de place qu’à ses bourgeois ; l’étranger n’y peut commercer que par l’aide de ses courtiers et peut toujours être expulsé. Pour y habiter et pour y vivre, il faut y acquérir la bourgeoisie. Et il n’y a là rien qui ne se comprenne très bien. C’est du mercantilisme local. Les États, jusqu’aujourd’hui, n’en sont-ils pas encore là ? N’élèvent-ils pas des barrières douanières pour favoriser chez eux la naissance d’industries qu’ils ne possèdent pas ? L’exclusivisme urbain ne cessera que quand les villes seront réunies dans l’unité plus haute de l’État, comme l’exclusivisme de l’État cessera peut-être un jour dans une société humaine.

Le résultat moral de cet exclusivisme a été une solidarité extraordinaire entre les bourgeois. Corps et âme, ils appartiennent à leur petite patrie locale et pour la première fois avec eux réapparaît, depuis l’Antiquité, dans l’histoire de l’Europe, un sentiment Civique.