Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/282

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fait que rendre plus rapide et plus irrésistible un ascendant moral qui lui est bien antérieur et qui n’a rien de commun avec les succès militaires et politiques de la royauté.

Si l’on observe, après la période carolingienne l’état général de la civilisation européenne, on remarque que presque tous ses caractères essentiels apparaissent en France plus tôt qu’ailleurs et y trouvent en même temps leur expression la plus complète. Cela est vrai de la vie religieuse comme de la vie laïque. L’ordre de Cluny, celui de Citeaux, celui de Prémontré sont nés en France, de même que s’y est formée la chevalerie et que les Croisades y ont trouvé leurs milices les plus nombreuses et les plus enthousiastes. Et c’est en France encore qu’au commencement du xiie siècle, l’art gothique jaillit tout à coup et impose sa maîtrise au monde, en même temps qu’apparaissent les premières chansons de geste. Il y a là autre chose qu’un cas fortuit. Pour que tant de personnalités éminentes se soient rencontrées, pour que tant d’efforts et tant de nouveautés se soient déployées dans le bassin de la Seine depuis le xe siècle, il faut qu’il y ait existé, comme en Grèce, dans l’Attique du ve siècle, un milieu particulièrement favorable au déployement de l’énergie humaine. Et, en effet, les deux grandes forces sociales qui, sur les ruines de l’Empire carolingien travaillent à la constitution d’une Europe nouvelle, le monachisme et la féodalité, ne sont nulle part aussi actives et aussi dominantes que dans la France du nord. Sans doute il y a partout des moines et partout des féodaux, mais là seulement l’ancien ordre de choses a disparu assez complètement pour leur laisser le champ libre et n’entraver en rien leur liberté. De là ces ordres monastiques et cette caste chevaleresque que l’Europe, à mesure que s’y accomplit plus lentement la même évolution qui les a produites, emprunte naturellement à la France. De là cet élan extraordinaire des Français du nord pour la Croisade, c’est-à-dire pour la manifestation la plus complète d’une société dominée à la fois par l’esprit religieux et l’esprit militaire. Et de là enfin, provoquée par les mêmes idées et les mêmes sentiments, la naissance simultanée de l’art gothique, qui transforme l’architecture religieuse, et de l’épopée féodale, par laquelle débute, en France d’abord, puis, par imitation de la France, dans le reste de l’Europe, la littérature en langue vulgaire.

Ainsi, l’ascendant de la civilisation française est bien antérieur à celui de la royauté française. Il commence à l’époque où les Capétiens vivent dans l’ombre de leurs grands vassaux. Il serait