Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/129

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 112 —

l’étonnement de l’empereur Alexis devant les chevaliers flamands passant par Constantinople, et surtout l’extraordinaire entreprise des Croisades. Ces qualités qui font des chevaliers de la France et des Pays-Bas, les meilleurs guerriers de leur temps n’ont rien de commun avec la race, elles sont le fruit du dressage. Il a été meilleur en Occident parce que la chevalerie y a été plus nombreuse, et elle l’a été à cause de l’extension plus grande du système domanial.

A la fin du xie siècle, la chevalerie est extrêmement répandue. Mais les mœurs chevaleresques, je veux dire ce code de courtoisie et de loyauté qui distingue le gentilhomme d’après les Croisades, n’existe pas encore. Il faudra plus de raffinement pour le produire. Toutefois, les deux sentiments sur lesquels il repose sont déjà répandus parmi la chevalerie : la dévotion et l’honneur. Rien de plus pieux, malgré leurs superstitions et leurs brutalités que ces soldats. Ils respectent scrupuleusement le droit d’asile, ils s’arrêtent dans leur poursuite d’un ennemi dès qu’ils voient pointer au loin les tours d’un monastère. Ils suivent les reliques que les moines promènent par leur pays, avec une piété exemplaire. Ils vont au loin en pèlerinage, à Rome, à Jérusalem. C’est sur les routes de pèlerins que semblent même s’être développées les chansons de l’époque féodale. Quant à l’honneur, ce sentiment que les modernes ont hérité d’eux, il est tout militaire. Ce n’est pas à proprement parler l’honneur moderne, qui est plus raffiné. C’est avant tout le sentiment de la fidélité, la loyauté. Ces chevaliers pratiquent communément la perfidie, mais ils ne reprennent pas la parole donnée. Le mot d’hommage (homagium), qui s’est peu à peu affaibli dans la langue, est pour eux dans toute sa force et répond à l’offre complète de leur personne qu’ils font à leur seigneur. La félonie est pour eux le pire des crimes[1]. Ils envisagent tout du point de vue personnel, et d’homme à homme. Le sentiment de l’obéissance et de la discipline leur est absolument étranger. Dès qu’ils se croient lésés, ils se révoltent et leur franc parler est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Leur indépendance économique a naturellement généralisé parmi eux des dispositions morales qui ont persisté après, dans d’autres conditions, et ont pris des formes plus raffinées. La base normale, sur laquelle s’édifiera la noblesse dans la suite des temps, est donc constituée dès lors. Elle est très compréhensible et tout à fait différente de ce que sera celle de la bourgeoisie.

  1. Voyez Ganelon dans la Chanson de Roland.