Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/137

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On voit bien leurs sentiments par l’appui qu’ils accordent à l’ascétisme dès qu’il se manifeste avec quelque éclat. En Lotharingie, Gérard de Brogne, chevalier entré en religion et bientôt célèbre par la discipline qu’il fait régner dans le petit monastère qu’il a fondé sur ses terres, est chargé par les comtes de Hainaut et de Flandre, de réformer les abbayes de leur pays. Ce mouvement local est significatif et montre combien le terrain était préparé pour la réforme décisive partie de Cluny. Ce monastère, fondé en 910 par le duc Guillaume d’Auvergne, sous la direction d’hommes comme Odon († 943) ou Odilon de Mercœur († 1049), joua un rôle qu’on pourrait comparer pour son importance à celui des Jésuites au xvie siècle. Ici, il n’est naturellement pas question de combattre l’hérésie. Ce dont il s’agit, c’est d’une orientation de la pensée et du sentiment religieux. On peut dire, je crois, qu’avec Cluny, le monachisme imprime pour des siècles son empreinte au christianisme occidental. Sans doute, les moines, déjà auparavant, ont joué un grand rôle, notamment par la conversion de l’Angleterre. Mais c’est le clergé séculier qui est le plus important ; c’est par lui que se manifeste l’alliance de l’Église et de l’État. Les évêques sont, à demi, des fonctionnaires royaux, à l’époque carolingienne ; ils deviennent des princes en Allemagne. Or. c’est là justement ce que condamnent les Clunisiens. Pour eux, le siècle est le vestibule de l’éternité. Tout doit être sacrifié aux fins supra-terrestres. Le salut de l’âme est tout, et il ne peut se faire que par l’Église, qui doit être, pour remplir sa mission, absolument pure d’ingérence temporelle. Il ne s’agit plus ici d’alliance de l’Église et de l’État mais de la subordination complète de l’homme et de la société à l’Église, intermédiaire entre lui et Dieu, dans le domaine spirituel. Il faut donc considérer comme simoniaque quiconque se prête à l’immixtion du pouvoir laïque dans les affaires religieuses. Le prêtre n’appartient qu’à l’Église. Pas plus qu’il ne doit avoir de seigneur, pas plus il ne doit avoir de famille. Le mariage des prêtres, toléré en pratique, est une abomination qui doit disparaître. Spiritualisation complète de l’Église, observation absolue du droit canonique, voilà, sinon le programme proprement dit, du moins la tendance de Cluny. Dans le domaine de la piété, c’est l’ascétisme ; dans le domaine politique, c’est la liberté complète de l’Église, la rupture des liens qui l’attachent à la société civile. Dans ce sens, Cluny peut-on dire est anti-carolingien. Mais il