Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/196

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en jeu. Il en est tout autrement dans les villes. Chez elles, c’est la situation même dont l’Église jouit comme corporation privilégiée qui est en péril. Elles attaquent franchement en face ses tribunaux, ses exemptions en matière financière, le monopole qu’elle prétend exercer en matière d’instruction. Dès la fin du xiie siècle, des conflits perpétuels mettent aux prises les régences communales avec les chapitres et les monastères renfermés dans l’enceinte urbaine, voire même avec l’Évêque diocésain. On a beau fulminer contre elles l’excommunication ou l’interdit, elles n’en persistent pas moins dans leur attitude. Au besoin, elles n’hésitent pas à contraindre les prêtres à chanter la messe et à administrer les sacrements. Si religieuses, si orthodoxes qu’elles soient, elles prétendent empêcher l’Église d’intervenir dans le domaine propre des intérêts temporels. Leur esprit est purement laïque et c’est en cela qu’il faut le considérer comme la cause première et lointaine de la Renaissance.

On peut donc dire qu’à partir de l’apparition des villes et de la formation de la bourgeoisie, on se trouve en présence d’une Europe nouvelle. Toute la vie sociale est transformée : la population doublée, la liberté se généralise, le commerce et l’industrie, la circulation de l’argent, le travail de l’esprit se font une place de plus en plus grande et donnent de nouvelles possibilités au développement de l’État et de la Société. Il n’y a jamais eu, avant la fin du xviie siècle, de révolution sociale — je ne dis pas intellectuelle — aussi profonde. Jusque là, les hommes ont surtout vécu dans des rapports de clientèle ; ils se subordonnent de plus en plus maintenant à des rapports politiques. La seule circulation qui existait en Europe était celle de l’Église vers Rome et vers les centres religieux. Une circulation laïque apparaît à côté d’elle. La vie se porte vers les côtes, vers les grands fleuves, vers les routes naturelles. La civilisation était purement continentale ; elle devient maritime.

Sans doute, il ne faut pas exagérer. L’Église continue à dominer le monde des idées, et la terre reste la base qui soutient la noblesse et même l’État. Mais les racines de l’arbre qui vient de se planter sur le mur, sans le vouloir, par le fait de sa seule croissance, en descellera peu à peu les pierres. Les villes n’ont pas voulu détruire ce qui existait, mais s’y faire leur place. Et peu à peu cette place deviendra de plus en plus grande, si grande qu’elle suffira bientôt à un ordre de choses nouveau. Elles ont été essen-