Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/238

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Il y a là une unité grandiose, une doctrine complète s’imposant à un monde de croyants qui l’accepte, si complète qu’elle a fourni le seul poème vraiment universel de la littérature européenne : la Divine Comédie de Dante, toute imprégnée de l’esprit de Saint Thomas. Toute la vie intellectuelle est naturellement soumise de la même manière à l’autorité de l’Église. Tous les savants du temps sont des théologiens ou des juristes. La philosophie, ancilla theologiae, les universités, toutes modelées sur celle de Paris, sont directement placées sous l’autorité du pape. Tous leurs maîtres sont clercs des monastères et des écoles cathédrales ; c’est là que l’enseignement maintenant se rencontre. Il s’imprègne tout entier de l’esprit dialectique qui inspire la science nouvelle. Il rompt ses derniers liens avec l’Antiquité, si ce n’est avec Aristote et ce qu’on sait de Platon par les Juifs et les Arabes. Un nouveau latin se forme, le vrai latin du Moyen Age qui durera jusqu’à la Renaissance, clair, analytique, le même partout, langue des juristes et des théologiens. Les belles lettres latines disparaissent. C’est un latin qu’on devrait appeler le latin gothique car quoiqu’il sorte de l’Antiquité comme l’architecture gothique, il est devenu aussi indépendant de sa littérature que celle-ci l’est de son art.

Au moment où l’Église ayant abattu l’Empire est arrivée à cette haute puissance qui lui donne l’hégémonie du monde occidental, un nouvel adversaire se dresse contre elle : l’hérésie. Depuis l’arianisme, que les Goths y avaient apporté d’Orient au ive siècle, la catholicité latine, durant de longs siècles, avait unanimement professé la même foi et reconnu les mêmes dogmes, contrastant par la permanence de son orthodoxie avec les disputes religieuses qui, jusqu’au xe siècle, ne cessent de troubler l’Église grecque. Cette tranquillité s’explique sans peine. Il n’y avait en Occident, à la différence de l’Empire byzantin, ni tradition philosophique, ni enseignement en dehors du clergé, ni contact avec les civilisations professant des religions différentes, ni état social susceptible de pousser les esprits vers des nouveautés dangereuses. Comment la foi aurait-elle pu être discutée, dans une société vivant dans l’isolement, accoutumée par sa civilisation purement agricole à respecter la tradition et l’autorité, et dans laquelle l’Église, la seule lettrée au milieu de l’ignorance universelle, ne connaissait d’autre littérature que la littérature latine, c’est-à-dire une littérature complètement orthodoxe ? Le xie siècle, qui vit se réveiller le commerce, se développer la navigation et se former les premières villes, vit