Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/239

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apparaître aussi, dans la vie religieuse, les premiers symptômes d’inquiétude. Par des voies inconnues, mais qui sont sans doute les voies du commerce, des doctrines manichéennes s’infiltrent d’Orient en Lombardie, de Lombardie en France et dans l’Allemagne rhénane. Peu nombreux au début, leurs adeptes se multiplièrent au cours du xiie siècle et, pour des raisons que l’on connaît mal, se répandirent surtout dans le comté de Toulouse et dans la région d’Albi, d’où leur nom d’ « Albigeois ». Plus mystiques et plus ascétiques encore que leurs contemporains orthodoxes, ils vont jusqu’à rejeter au nom de l’esprit, seul principe de vie et de vérité, non seulement la société, mais l’Église elle-même, corrompue par la richesse et la puissance. Pour arriver au Christ, dont ils se déclarent les seuls disciples, il faut se dépouiller de toute nature terrestre, arriver à un état de pureté parfaite. De là leur nom de Cathares (Καθαϱοἰ), aussi redouté et aussi abhorré au xiie siècle que devait l’être au xive celui des Anabaptistes, et d’où vient le mot qui dans les langues germaniques désigne l’hérétique (ketzer, ketter). Comme les Anabaptistes d’ailleurs, ces visionnaires menacent à la fois l’ordre social et l’ordre religieux. Ils prêchent la communauté des biens en même temps que l’anéantissement de l’Église, et l’on ne peut s’étonner que les barons français aient répondu avec enthousiasme à l’appel d’Innocent III prêchant contre eux la Croisade. De 1208 à 1235, ils furent traqués et exterminés dans tout le Languedoc, au milieu d’horreurs qui ne se retrouveront heureusement plus dans l’histoire avant les guerres de religion du xvie siècle. On ne parvint pas cependant à les massacrer tous et comme toujours la persécution en tuant les corps, ne tua pas l’esprit, justifiant ainsi leur doctrine. Jusqu’à l’apparition de Wyclef, presque toutes les sectes hérétiques, apostoliques, Frères du libre Esprit, Begards, etc. — les Vaudois seuls exceptés – semblent bien se rattacher en leur fond au mysticisme cathare. Et c’est pour cela qu’en somme aucune d’elles ne fut très dangereuse. Le radicalisme de leurs aspirations fut toujours irréalisable en pratique et leur valut partout l’hostilité des autorités sociales. C’est surtout parmi le prolétariat des villes qu’elles recrutèrent leurs adhérents. Et c’est là ce qui explique à la fois la naïveté de leurs rêves communistes et, sauf à certains moments de crise, le champ assez restreint de leur diffusion. Sauf dans quelques grandes villes industrielles, le prolétariat ouvrier ne constituait dans la bourgeoisie qu’une infime minorité. La masse des