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siècles considérées comme aussi naturelles que ses immunités judiciaires.

Dans le conflit qui s’ouvrait, ce n’était pas le pape, c’étaient les rois qui violaient la tradition. Les rôles étaient répartis exactement à l’inverse de leur distribution pendant la guerre des investitures. Là, Henri IV, en face de Grégoire VII, avait agi en conservateur défendant ses droits acquis contre des prétentions révolutionnaires. Ici, les droits acquis étaient du côté de Boniface VIII, et les prétentions révolutionnaires partaient de Philippe et d’Édouard. Seulement, entre Henri IV et Grégoire VII la question se posait sur le terrain religieux et l’opinion publique s’était prononcée par cela même en faveur du pape. Entre Boniface et les deux rois, elle se portait au contraire sur le terrain politique ; elle mettait en question la souveraineté monarchique, l’existence même de l’État, les intérêts les plus évidents des nations, et cette fois le sentiment général, au lieu de soutenir Rome, devait se tourner contre elle.

Le pape ne s’est évidemment pas attendu à l’opposition qu’il allait soulever. Toute sa conduite prouve qu’il n’a pas compris qu’il y avait quelque chose de changé en Europe depuis Innocent IV et Frédéric II, et que la France et l’Angleterre de 1296 n’étaient plus ce qu’elles étaient un siècle auparavant. Il n’a pas vu que les droits de la couronne s’y appuyaient sur le consentement des peuples, et que la solidarité nationale y était devenue assez puissante, non seulement chez les laïcs mais au sein du clergé lui-même, pour repousser toute tentative d’intervenir dans les affaires du roi, de paralyser son gouvernement et de compromettre ses finances et sa force militaire, au nom des privilèges de l’Église. Que l’on suppose Philippe et Édouard abandonnés par leurs sujets, soit par motif de conscience religieuse, soit par indifférence, il ne leur restait qu’à se soumettre humblement. Ce qui les a fait triompher, c’est la conscience d’avoir pour eux l’assentiment de leurs peuples, c’est-à-dire la force morale, la seule qui leur permît de vaincre dans un conflit de ce genre.

Ni l’un ni l’autre ne jugea bon de s’expliquer. Édouard considéra la bulle comme non avenue et continua de lever l’impôt prohibé. Philippe agit de façon à montrer au pape combien il était dangereux d’intervenir dans ses affaire : menacé dans ses finances, il menaça lui-même les finances du pape. Il interdit la sortie des monnaies et des lettres de crédit hors des frontières du royaume. Du coup, tous les revenus que la papauté tirait de la France et tous