Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/498

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S’il conserva, toute sa vie, par souvenir de jeunesse, quelque prédilection pour les Belges, il n’appartenait en réalité à aucun des peuples dont il hérita les couronnes et il lui fut facile de leur montrer à tous une impartialité qui provenait de son indifférence. Insensible à tout sentiment national, il n’eut en vue que la grandeur de sa maison. Il régna sur les pays que le hasard groupa sous son sceptre, sans s’intéresser à aucun d’entre eux ou, pour mieux dire, en ne s’y intéressant que dans la mesure où il répondait à ses desseins. Le contraste éclate entre lui et ses contemporains François Ier, ou Henri VIII, dans lesquels semblent s’incarner la France et l’Angleterre. Comparé à eux, il n’est qu’un souverain sans caractère propre, parce qu’il est sans patrie, et auquel la popularité ne s’est attachée nulle part.

Déjà Ferdinand et Isabelle, par leur politique italienne, avaient commencé à détourner l’Espagne de la lutte contre l’Islam pour la mêler aux conflits de l’Europe. Charles-Quint l’y engagea définitivement. Sans doute il ne renonça pas tout à fait à la conquête des côtes barbaresques. Ses expéditions de 1535 contre Tunis et de 1541 contre Alger se rattachent encore à la tradition. Mais ce ne furent là que de courts intermèdes, des entreprises sans lendemain. Il fallait choisir entre la guerre d’Afrique et la guerre d’Europe, et comment Charles aurait-il pu renoncer à celle-ci sans renoncer en même temps à ses héritages ? Sa politique ne fut pas et ne pouvait pas être celle d’un roi d’Espagne ; elle fut et elle devait être celle d’un Habsbourg, et l’Espagne, sous sa direction, consacra ses forces à la réalisation de desseins qui étaient non seulement étrangers mais opposés à ses vrais intérêts.

À ces desseins, la France devait nécessairement résister de toute son énergie. Le long duel de Charles-Quint et de François Ier ne s’explique nullement par l’opposition de leurs caractères ou de leurs ambitions. La cause profonde en est l’incompatibilité de la politique dynastique du premier avec la politique nationale du second. On pourrait le caractériser en disant que c’est le conflit d’une maison, la maison des Habsbourg, avec une nation, la nation française. Enserrée en effet de toutes parts par les domaines de Charles, au sud par l’Espagne et par l’Italie, à l’est par la Bourgogne, au nord par les Pays-Bas, la France se voyait menacée d’être étouffée par un adversaire qui, ayant triomphé d’elle, jouirait en Europe de la domination universelle. Ce n’était pas seulement son prestige en Europe, c’était sa sécurité qui se trouvait mise en