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dans une profonde décadence, mais elle a conservé ses traits essentiels.

Évidemment les fonctionnaires importants, choisis parmi les grands, font preuve vis-à-vis du pouvoir, d’une singulière indépendance et l’impôt, sans doute, n’est bien souvent perçu par le comte qu’à son profit personnel, ce qui explique le nom d’ « exaction » qu’il commence à prendre dans la langue du temps.

L’affaiblissement de l’ancienne administration romaine, coupée de Rome, et dont le roi maintient avec peine les derniers vestiges, permet à l’aristocratie des grands propriétaires de prendre, en face du roi et dans la société, une position de plus en plus forte. C’est surtout dans le nord, en Austrasie, où la romanisation s’est presqu’entièrement effacée, qu’elle s’assure, dès le viie siècle, une prépondérance absolue.

Cette aristocratie, dont l’action grandit sans cesse, n’a rien d’une noblesse. Elle ne se distingue pas du reste de la nation par sa condition juridique, mais seulement par sa condition sociale. Ceux qui la composent sont, pour parler comme leurs contemporains, des grands (majores), des magnats (magnates), des puissants (potentes), et leur puissance dérive de leur fortune. Tous sont de grands propriétaires fonciers : les uns descendent de riches familles gallo-romaines antérieures à la conquête franque, les autres, sont des favoris que les rois ont largement pourvus de terres, ou des comtes qui ont profité de leur situation pour se constituer de spacieux domaines. Qu’ils soient d’ailleurs romains ou germaniques de naissance, les membres de cette aristocratie forment un groupe lié par la communauté des intérêts, et chez lequel n’a pas tardé à disparaître et à se fondre dans l’identité des mœurs, la variété des origines. À mesure que l’État, auquel ils fournissent les plus importants de ses agents, se montre plus incapable de remplir sa tâche essentielle et primordiale, autrement dit de garantir la personne et les biens de ses sujets, leur prépondérance s’affirme davantage. Leur situation personnelle profite des progrès de l’anarchie générale et l’insécurité publique augmente sans cesse leur influence privée. En tant qu’officiers du roi, les comtes traquent et rançonnent les pauvres gens qu’ils devraient protéger mais du jour où ces pauvres gens, n’en pouvant plus, leur auront cédé leurs terres et leurs personnes et seront venus s’annexer à leurs domaines, ces mêmes comtes, en tant que grands propriétaires, étendront sur eux leur puissante sauvegarde. Ainsi les fonctionnaires mêmes de l’État