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travaillent contre l’État, et en étendant sans cesse sur les hommes et sur les terres leur clientèle et leur propriété privée, ils enlèvent au roi, avec une rapidité surprenante, ses sujets directs et ses contribuables.

Car le rapport qui s’établit entre les puissants et les faibles n’est pas le simple rapport économique qui existe entre un propriétaire et son tenancier. Né du besoin d’une protection effective au sein d’une société livrée à l’anarchie, il crée entre eux un lien de subordination qui s’étend à la personne tout entière et qui rappelle par son intimité et son étroitesse le lien familial. Le contrat de recommandation, qui apparaît dès le vie siècle, donne au protégé le nom de vassal (vassus) ou de serviteur, au protecteur le nom d’ancien ou de seigneur (senior). Le seigneur est tenu non seulement de pourvoir à la subsistance de son vassal, mais de lui fournir d’une manière permanente secours et assistance et de le représenter en justice. L’homme libre qui se recommande a beau conserver les apparences de la liberté, en fait il est devenu un client, un sperans du senior.

Ce protectorat que le seigneur exerce sur les hommes libres en vertu de la recommandation, il l’exerce naturellement aussi et avec plus d’intensité sur les hommes qui appartiennent à son domaine, anciens colons romains attachés à la glèbe ou serfs descendant d’esclaves romains ou germaniques dont la personne même, en vertu de la naissance, est sa propriété privée. Sur toute cette population dépendante, il possède une autorité à la fois patriarcale et patrimoniale qui tient tout ensemble de la justice de paix et de la justice foncière. Il n’y a là, au début, qu’une simple situation de fait. Mais rien n’illustre mieux l’impuissance de l’État que l’obligation dans laquelle il s’est trouvé de la reconnaître. À partir du vie siècle, le roi accorde, en nombre toujours croissant, des privilèges d’immunité. Il faut entendre par là des privilèges concédant à un grand propriétaire l’exemption du droit d’intervention des fonctionnaires publics dans son domaine. L’immuniste est donc substitué sur sa terre à l’agent de l’État. Sa compétence, d’origine purement privée, reçoit une consécration légale. Bref, l’État capitule devant lui. Et à mesure que l’immunité se répand, le royaume se couvre de plus en plus de territoires où le roi s’interdit d’intervenir, si bien qu’il ne se trouve plus finalement sous son pouvoir direct, que les minces et rares régions que la grande propriété n’a pas encore absorbées.