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Il ne faudrait pas croire que cette servitude ait pesé aux hommes. Au contraire, elle s’adapte si complètement à leur condition de tenanciers héréditaires et de protégés d’un puissant, qu’ils la considèrent comme leur condition naturelle et s’y soumettent spontanément. L’organisation domaniale l’entraîne nécessairement à sa suite ; elle en est la conséquence juridique inévitable. Comment la liberté aurait-elle quelque prix pour des hommes dont l’existence n’est garantie que par la place qu’ils occupent sur la terre et sous la juridiction du seigneur, et dont la sécurité est dès lors d’autant plus grande qu’ils sont plus intimement incorporés au domaine ?

Qu’elle soit laïque ou ecclésiastique, la grande propriété des premiers siècles du Moyen Âge (antérieurement au xiiie siècle) n’a rien de commun avec la grande exploitation. Déjà à la fin de l’Empire romain les latifundia à esclaves avaient disparu et il semble bien que les propriétaires fonciers se détournaient de plus en plus de la grande culture et divisaient leurs terres en tenures. La cessation complète du commerce des produits agricoles a naturellement favorisé encore cette tendance. Le grand domaine de l’époque carolingienne et des siècles suivants nous en montre le triomphe à peu près complet. Il se divise en deux parties d’importance bien inégale : la terre seigneuriale (terra indominicata) et la terre mansionnaire (mansionaria). La première, de beaucoup la moins étendue, est exploitée directement et tout entière au profit du seigneur. Le travail y est exécuté soit par des serfs domestiques ne possédant pas de tenures et analogues à nos ouvriers agricoles, soit par des tenanciers astreints aux corvées. À ceux-ci est réservée la terre mansionnaire. Elle est divisée en unités d’exploitation, d’étendue variable suivant la qualité du sol et les régions, mais dont chacune suffit à la subsistance d’une famille : ce sont les manses (mansus) possédés héréditairement, à charge, on l’a vu, de prestations en nature et en travail. Tout cet ensemble forme une ville (villa) rurale. Le centre commun est la cour seigneuriale (hof, curtis) dans laquelle réside l’intendant du seigneur, le maire (meyer, major, villicus), préposé à la surveillance et à la juridiction des vilains (villani). La Cour, entourée d’un fossé et d’une palissade, sert à l’habitation du maître, quand il réside sur sa terre, et renferme des granges et des magasins où sont conservés les récoltes et les autres revenus. C’est là aussi que s’assemble le tribunal domanial composé de tenanciers et présidé par le maire ou le seigneur. Ça et là, déjà au ixe siècle et de plus en plus fréquemment dans la