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également pour résultat de conserver intacte à travers les siècles, celui-ci le petit bourgeois artisan, celui-là le petit cultivateur. Si paradoxal que cela paraisse, il est vrai de dire que la grande propriété du Moyen Âge a sauvegardé la classe des paysans. La servitude a été pour eux un bienfait. À une époque où l’État est impuissant et où la terre subvient seule aux besoins des hommes, elle leur a assuré un protecteur et garanti la possession d’une part du sol. N’étant point organisée en vue du profit, la constitution domaniale ne leur a imposé que des prestations minimes en retour d’avantages considérables. Comme ils font partie de la propriété du seigneur, celui-ci est intéressé à leur conservation : il les défend en cas de guerre et les soutient de ses réserves en temps de famine. La guerre et la famine sont, en effet, les deux fléaux qui, tour à tour, s’abattent sur eux, la première, suite de la faiblesse croissante de l’État, la seconde, conséquence inévitable de la stagnation commerciale. Une mauvaise récolte est une catastrophe sans remède en un temps où un pays ne peut compenser son déficit par le surplus d’un pays voisin. La période qui s’écoule du ixe au xiie siècle est par excellence, dans l’histoire économique de l’Europe, la période des crises alimentaires. Elles reparaissent périodiquement au bout de quelques années avec la régularité d’un phénomène naturel.

Mais si elles ont été beaucoup plus nombreuses que celles des siècles suivants, ces famines ont été aussi moins cruelles. Et cela s’explique tout à la fois par l’absence de population urbaine, et par le chiffre très minime de la population rurale. L’organisation domaniale telle qu’on vient de la décrire, avec sa faible production et sa classe paysanne composée presque exclusivement de tenanciers, suppose évidemment un nombre très restreint d’habitants. Sans doute il ne manquait pas de gens sans terre, des « pauvres » comme disent les textes du temps, gens de vie errante, mendiant de monastère en monastère, se louant aux vilains au temps de la moisson. Mais ces déshérités d’un ordre social qui reposait sur la possession de la glèbe n’étaient ni une charge, ni un danger et cela prouve justement leur petit nombre.

Quant à apprécier avec quelque exactitude la densité de la population, il y faut renoncer faute de toute base solide d’appréciation.

Tout ce que l’on peut affirmer, c’est qu’à l’époque carolingienne, le chiffre de la population était très bas, plus bas sans doute qu’il