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d’ecclésiastiques et de laïques qui, sans titre ni mandat, sont censés représenter le peuple. Lex fit consensu populi et consitutione regis, dit un capitulaire : la loi se fait par l’assentiment du peuple et la constitution du roi. Belle formule mais qui, au vrai, ne signifie rien. En fait, quantité de capitulaires n’ont pas été soumis aux assemblées, et pour ceux qui l’ont été, on ignore quelle part d’intervention elles y ont prise. Rien d’ailleurs ne mérite moins le nom de lois que ces capitulaires, ensemble hétérogène de décisions administratives, de règlements, de déclarations de principes, de mesures de circonstance ou d’édits perpétuels, dont on ne sait, la plupart du temps, ni s’ils ont été appliqués, ni s’ils visaient tout l’Empire ou seulement quelqu’une de ses régions. Au surplus, les contradictions y abondent sans qu’on sache jamais si les textes postérieurs abrogent les précédents ou si, tant bien que mal, il faut chercher à les concilier. L’impression générale qui se dégage de ce fouillis, est celle d’une volonté royale, ardente à vouloir le bien, avide de progrès, d’ordre et de justice, et qui s’efforce, sans y réussir, à les réaliser. Tel qu’il s’y manifeste et s’y exprime presque toujours, le pouvoir royal y apparaît celui d’un souverain absolu, mais dont l’absolutisme est doublement limité. Il l’est tout d’abord par la morale chrétienne, et il l’accepte. Il l’est ensuite par la nécessité de ne pas mécontenter l’aristocratie, et il la subit. Il est évident, qu’au fond de sa conscience, l’empereur carolingien ne se sent responsable que vis-à-vis de Dieu et que s’il tolère l’intervention des grands dans son pouvoir, c’est parce qu’il ne peut faire autrement. Entre lui et les grands avec lesquels il délibère, la confiance mutuelle fait défaut dès l’origine et bientôt ce sera le manque de bonne foi qui viciera leurs rapports. Bref, on peut dire que la constitution carolingienne repose sur un malentendu. Les deux forces qui semblent s’y allier sont en réalité deux adversaires.

La plus puissante des deux, sous Charlemagne, paré de l’éclat de ses victoires et dans la fraîche nouveauté de sa dignité d’empereur, c’est celle du souverain. Mais la plus vigoureuse et la plus avantagée par les circonstances et par l’organisation sociale, c’est celle de l’aristocratie. Cette aristocratie se déclare le peuple et dans une certaine mesure elle a raison, car le peuple a disparu en elle. Elle l’absorbe dans ses domaines, et pour tous ceux qui dépendent d’elle, c’est-à-dire pour la plus grande partie de la population, elle substitue un pouvoir privé de protection et de juridiction au