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pouvoir public de l’État. Ce qui reste au souverain de sujets directs, en dehors d’elle, se réduit à bien peu de chose, et va décroissant d’année en année. Charles a vu le péril et a cherché à y parer. Il a essayé, en diminuant les charges que le service militaire et le service judiciaire imposaient aux hommes libres, de sauvegarder ceux qui avaient conservé cette liberté, devenue de plus en plus rare. Ses mesures ont eu le sort commun de toutes les tentatives faites pour arrêter l’évolution sociale sur la pente où l’entraînent les intérêts et les besoins : elles n’ont rien changé à l’inévitable. Les paysans n’ont point cessé de céder leurs terres aux grands et de s’agréger à leurs domaines.

Et ici encore on reconnaît le malentendu qui est à la base de l’organisation carolingienne. Sur cette question du maintien des hommes libres, l’intérêt de l’empereur et l’intérêt de l’aristocratie sont en conflit direct. Or c’est à cette aristocratie que l’empereur doit confier la réalisation de ses desseins, puisque c’est parmi elle qu’il recrute ses fonctionnaires. Les autres doivent donc opter entre leur avantage et l’avantage du souverain. Ils ne peuvent servir celui-ci qu’à leur propre détriment. Quel espoir y a-t-il qu’ils s’y décident ?

Et contre leur inertie ou leur mauvais vouloir il n’est pas de remède. En droit, sans doute, l’empereur peut destituer les comtes, puisqu’il les nomme. En fait, il est impuissant devant eux. Car ils ne sont pas de simples instruments de son pouvoir, de simples agents choisis en pleine indépendance, étrangers aux hommes qu’ils administrent et passant, sur l’ordre du maître d’une circonscription à une autre. Chacun d’eux appartient au contraire à la région qu’il gouverne ; il en est, et souvent depuis plusieurs générations, le plus grand propriétaire, l’homme le plus influent ; ses biens de famille sont éparpillés par tout son comté ; les habitants, de père en fils, sont ses serfs ou ses tenanciers ; il est né au milieu d’eux et il y mourra s’il ne périt au loin sur un champ de bataille, et il en a été ainsi de son père, auquel, presque toujours il succède dans la dignité de comte. Aussi apparaît-il dans la région à laquelle il préside, bien plus comme un seigneur que comme un représentant de l’empereur. Dès lors, impossible de songer à le déplacer ou à le destituer sans faire passer son successeur, aux yeux du peuple, pour un usurpateur et un intrus.

Cette impuissance de l’État à l’égard de ses agents s’explique par la situation financière. Ce qui restait de l’impôt romain a