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APOLOGIE DE SOCRATE

phètes et des devins. Ceux-là également disent beaucoup de belles choses, mais ils n’ont pas la science de ce qu’ils disent. Tel est aussi, je m’en suis convaincu, le cas des poètes[1]. Et, en même temps, je m’aperçus qu’ils croyaient, en raison de leur talent, être les plus savants des hommes en beaucoup d’autres choses, sans l’être le moins du monde. Je les quittai alors, pensant que j’avais sur eux le même avantage que sur les hommes d’État.

Pour finir, je me rendis auprès des artisans. Car j’avais conscience d que je ne savais à peu près rien et j’étais sûr de trouver en eux des hommes qui savaient beaucoup de belles choses. Sur ce point, je ne fus pas trompé : ils savaient en effet des choses que je ne savais pas, et, en cela, ils étaient plus savants que moi. Seulement, Athéniens, ces bons artisans me parurent avoir le même défaut que les poètes. Parce qu’ils pratiquaient excellemment leur métier, chacun d’eux croyait tout connaître, jusqu’aux choses les plus difficiles, et cette illusion masquait leur savoir réel. e De telle sorte que, pour justifier l’oracle, j’en venais à me demander si je n’aimais pas mieux être tel que j’étais, n’ayant ni leur savoir ni leur ignorance, que d’avoir, comme eux, l’ignorance avec le savoir. Et je répondais à l’oracle ainsi qu’à moi-même qu’il valait mieux pour moi être tel que j’étais.

Telle fut, Athéniens, l’enquête qui m’a fait tant d’ennemis, des ennemis très passionnés, 23 très malfaisants, qui ont propagé tant de calomnies et m’ont fait ce renom de savant. Car, chaque fois que je convainc quelqu’un d’ignorance, les assistants s’imaginent que je sais tout ce qu’il ignore. En réalité, juges, c’est probablement le dieu qui le sait, et, par cet oracle, il a voulu déclarer que la science humaine est peu de chose ou même qu’elle n’est rien. Et, manifestement, s’il a nommé Socrate, c’est qu’il se servait de mon nom pour me

  1. L’idée ici exprimée est plus amplement développée dans l’Ion (533 d sqq.) et dans le Phèdre (244 a sqq.). L’inspiration poétique est assimilée dans le Phèdre à une sorte de délire divin. Dans l’Ion, l’influence de la muse est comparée à la propriété de l’aimant ; le poète reçoit de la muse ses inventions et les transmet, par l’intermédiaire du rhapsode qui récite ses vers, à ceux qui les écoutent. Lorsqu’il semble créer, il ne fait que répéter, sans le bien comprendre, ce qui lui est suggéré.