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EUTHYPHRON

phron, en effet, y déclare à Socrate que la religion lui fait un devoir d’intenter à son propre père une action capitale, pour avoir laissé mourir, au fond d’un trou, un meurtrier qu’il y avait jeté en attendant qu’il fût jugé. Comment croire que Platon eût imputé une si étrange action à un personnage réel, si elle n’eût fait scandale en son temps ? Ce « fait divers », qui avait sans doute contribué autrefois à la notoriété d’Euthyphron, n’avait pas été oublié de Platon : il lui parut un excellent point de départ pour l’entretien fictif qu’il avait en tête. Évidemment, ce dévot à outrance, qui prétendait régler sa conduite sur celle des dieux de la mythologie sans tenir le moindre compte ni des droits de la nature ni de ceux de la raison, se prêtait admirablement à devenir le représentant idéal de l’espèce de religion que Socrate ne pouvait pas accepter. Et rien n’était plus propre que sa logique superstitieuse et aveugle, toute fondée en fausse science et en irréflexion, à faire ressortir par contraste ce qu’il y avait de sagesse et d’humanité dans la piété méconnue du philosophe. Ajoutons que si Euthyphron représentait bien la religion la plus vulgaire, il avait par lui-même une personnalité assez accusée pour la couvrir, bien mieux que n’aurait pu le faire un représentant fictif. Les moqueries que Socrate allait lancer contre lui devaient donc paraître dirigées contre la sottise d’un homme plutôt que contre la croyance du grand nombre. Sous cette forme, elles risquaient moins d’exciter les susceptibilités de l’opinion publique. Il est possible, après tout, que cette considération, au moins accessoirement, n’ait pas été non plus sans influence sur l’esprit de Platon[1].

  1. Le philosophe Nouménios, contemporain de l’empereur Antonin et prédécesseur immédiat des Néoplatoniciens, exprimait, dans un passage qui nous a été conservé par Eusèbe (Prép. Évang., XIII, c. 5), l’idée que Platon aurait voulu, en composant l’Euthyphron, faire sa propre profession de foi sous le couvert de Socrate, de peur de s’exposer lui-même à une condamnation. Il n’est pas douteux qu’en effet la croyance attribuée à Socrate n’ait été aussi, à ce moment, celle de Platon. Mais s’il tenait à la publier et à la justifier, c’était parce qu’elle avait été celle de Socrate. Le fait de mettre celui-ci en scène à sa place n’aurait été qu’un artifice bien insuffisant pour se couvrir lui-même.