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PROTAGORAS

terait obscur ; il pourrait arriver souvent que le fils du bon flûtiste se révélât médiocre et que celui du médiocre devînt bon ; mais enfin tous, indistinctement, auraient quelque valeur en comparaison des profanes et des gens absolument ignorants de la flûte.

« Songe que de même, aujourd’hui, l’homme qui te paraît le plus injuste dans une société soumise à des lois serait encore un juste et un artiste en cette matière, si l’on avait à le comparer avec des hommes qui n’eussent ni éducation, ni tribunaux, ni lois, ni contrainte d’aucune sorte pour les forcer jamais à se soucier de la vertu, des hommes qui fussent de vrais sauvages, comme ceux que le poète Phérécrate nous montrait l’autre année aux Lénéennes[1]. Si tu tombais au milieu d’hommes de cette sorte, comme les misanthropes de la comédie au milieu de ce chœur, tu ne demanderais qu’à rencontrer Eurybate et Phrynondas et tu regretterais en gémissant la méchanceté des gens d’ici. En ce moment, tu en prends à ton aise, Socrate, parce que tout le monde enseigne la vertu de son mieux, et il ne te semble pas qu’il y ait personne à l’enseigner ; c’est comme si tu cherchais le maître qui nous a enseigné à parler le grec : tu ne le trouverais pas ; et tu ne réussirais pas mieux, j’imagine, si tu cherchais quel maître pourrait enseigner aux fils de nos artisans le métier de leur père, alors qu’ils ont appris ce métier de leur père lui-même, dans la mesure celui-ci pouvait le leur enseigner, et de ses amis occupés au même travail, de sorte qu’ils n’ont plus besoin d’un autre maître. À mon avis, Socrate, il est aussi difficile d’indiquer le maître en pareil cas qu’il est aisé de le reconnaître en cas d’ignorance absolue. C’est ce qui arrive pour la vertu et pour le reste : si peu qu’un homme l’emporte sur les autres dans l’art de nous conduire vers elle, nous devons nous déclarer satisfaits.

« Je crois être un de ceux-là, pouvoir mieux que personne rendre aux autres, le service d’en faire des hommes parfaite-

  1. Dans sa comédie des Sauvages. Satire sans doute de quelque théorie prêchant le retour à la Nature (pour échapper, par ex., à la tyrannie de la Loi cf. p. 55, n. 2), cette comédie devait mettre en scène quelques originaux égarés parmi des Sauvages (le Chœur) et regrettant la société des hommes. Représentée en 421-20, Platon n’a pu la citer ici que par un anachronisme (cf. p. 22, n. 1). — Eurybate et Phrynondas, types légendaires de perversité.