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PHÈDRE

l’aventure en n’importe quelles mains ; enfin, si on l’attaque, il ne peut se défendre lui-même (275 de ; cf. 276 c, 277 e-278 b). C’est tout l’opposé pour la parole vivante. Sa parenté avec l’écrit et la communauté de ce nom de « discours » dont on les désigne ne doivent pas nous tromper : l’écrit est l’enfant bâtard de la pensée. Il n’est en effet que le fruit d’un divertissement, qu’elle s’est occasionnellement accordé en vue d’une satisfaction facile et passagère. Un écrivain ressemble à ceux qui s’enchantent de voir en huit jours pousser une petite plante incapable de fructifier et condamnée à une mort rapide. Toutefois le livre n’est pas toujours uniquement un passe-temps dépourvu de sérieux et un pur jeu[1] : comme tout écrit, il est un moyen de remémoration (276 d, cf. 275 a). Indication capitale, si elle doit être prise au pied de la lettre. La critique moderne[2] s’est montrée disposée à voir dans les derniers ouvrages de Platon des écrits hypomnématiques, destinés à rappeler pour les élèves de l’Académie certaines discussions ou leçons de l’école. À en juger par ce passage du Phèdre, cette conception pourrait être étendue à d’autres ouvrages : n’est-ce pas le cas, semble-t-il, même du Phédon (cf. ma Notice, p. xxi sq.) ? Sans doute la plupart rappelaient-ils à Platon la circonstance particulière qui en avait été l’occasion et les méditations qu’elle avait suscitées ; à nos yeux ils en sont au moins une image (cf. 276 a fin). Pour le philosophe ce seraient donc, comme il le dit lui-même à cet endroit du Phèdre, autant de témoignages, dont s’enchantera sa vieillesse, de l’activité généreuse de sa pensée, et il y a là une confidence que l’historien ne peut pas négliger.

  1. On ne doit pas, je crois, comme le fait Wilamowitz I² 453, 486, 487, mettre trop à l’arrière-plan, au bénéfice de la seule idée du divertissement, cette intention de se constituer pour l’avenir un trésor de remémorations, une sorte de « Journal d’un philosophe », conçu non pas comme la biographie d’un homme, mais comme l’histoire des moments d’une pensée. Une telle intention s’accorderait d’ailleurs, mieux que celle de se divertir, avec « cette impulsion intérieure » du poète dont parle aussi le même critique : en Platon le poète est en effet, si l’on peut dire, un lyrique de la pensée pure ; ce sont des états de sa pensée qu’il exprime avec un magnifique enthousiasme ; ce ne sont pas, comme chez un lyrique ordinaire, des états du sentiment liés aux circonstances de la vie.
  2. Par exemple Lutoslawski, Origin and growth of Plato’s Logic.