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fices et les fêtes, sans avoir rien perdu de ces parures, ou éprouve de l’effroi devant plus de vingt mille personnes bien disposées pour lui, quoique nul ne le dépouille ni ne lui fasse tort ?

Ion. — Non, par Zeus ! point du tout, Socrate, pour dire la vérité.

Socrate. — Sais-tu que sur la plupart des spectateurs vous produisez aussi les mêmes effets ?

Ion. — Je le sais e fort bien. Je les vois chaque fois, du haut de mon estrade, qui pleurent, jettent des regards menaçants et restent, comme moi, saisis à mes paroles. C’est que je suis bien obligé d’avoir l’œil sur eux : si je les fais pleurer, je rirai, moi, en recevant l’argent, tandis que, si je les fais rire, c’est moi qui pleurerai en perdant mon salaire.

Socrate. — Sais-tu que ce spectateur est le dernier des anneaux dont je parlais, qui par la vertu de la pierre d’Héraclée tirent l’un de l’autre leur force d’attraction ? Celui du milieu, c’est toi, le rhapsode et l’acteur ; le 536 premier, c’est le poète en personne. Et la Divinité, à travers tous ces intermédiaires, attire où il lui plaît l’âme des humains, en faisant passer cette force de l’un à l’autre. À elle, comme à cette pierre-là, est suspendue une chaîne immense de choreutes et de maîtres de chœur et de sous-maîtres, obliquement rattachés aux anneaux qui dépendent de la Muse. Tel poète se rattache à une Muse, tel autre à une autre ; nous exprimons la chose en disant : il est b possédé, ce qui revient au même, car il est tenu. À ces premiers anneaux — les poètes — d’autres se trouvent rattachés à leur tour, ceux-ci à l’un, ceux-là à l’autre, et éprouvent l’enthousiasme ; les uns, c’est à Orphée[1], les autres à Musée[2] ; mais la plupart, c’est Homère qui les possède et les tient. Tu es de ceux-là, Ion : tu es possédé par Homère. Quand on chante quelque passage d’un autre poète, tu t’endors et ne trouves rien à dire ; mais vient-

  1. Orphée représente pour Platon (cf. 535 c) l’art citharodique. En outre on mettait sous son nom toute une littérature mystique (hymnes, discours sacrés, chants de purification) se rattachant aux rites de l’orphisme.
  2. À ce Thrace légendaire, fils ou disciple d’Orphée, et premier prêtre des mystères d’Éleusis, suivant la tradition, on attribuait divers poèmes religieux (Remèdes, Initiations, hymnes) et des Recueils d’oracles. Pausanias (I, 22, 7) rejette toute cette production comme