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INTRODUCTION

Analyse merveilleuse, que Platon fouille à plaisir. Nous pourrions nous étonner de le voir considérer le tyran comme la fleur de sang éclose de la corruption de la démocratie extrême, alors que l’histoire nous l’a montré plutôt comme un éclair de violence, un agent de transition rude et rapide, entre l’oligarchie et la démocratie. Platon lui-même rêvera de s’en servir pour une opération de cette sorte, pour le coup de force qui permettrait de passer, avec le minimum de troubles, d’une constitution mauvaise à la constitution parfaite[1]. Mais, si plein qu’il soit des enseignements du passé, il ne fait pas ici l’histoire du passé, il s’en aide seulement pour dégager la logique éternelle des choses, et dans cette vision d’éternité, peut-être aussi le présent met-il naturellement une lumière plus vive et plus absorbante. À Syracuse règne depuis longtemps Denys Ier. C’est par des manœuvres de démagogue, en exploitant le trouble qui suivit la chute d’Agrigente, qu’il se fit élire stratège, puis stratège unique, et conquit le pouvoir absolu. La paix faite d’abord avec les Carthaginois pour être tout entier à ses desseins, les guerres continuelles qu’il entretient dans la suite, les riches pourchassés, les terres distribuées au peuple, aux soldats, aux esclaves, sa vie soupçonneuse et cruelle dans la forteresse d’Ortygie, tout répond à la description classique du tyran, telle que Platon la fixe ici. Et Denys est le présent, un présent qui tous les jours s’étend et se fortifie. Les tyrans des viie et vie siècles ont pu être des transitions : celui-ci, aux yeux de Platon, doit tout naturellement paraître une conclusion[2].

Quand il lui faudra juger du bonheur ou du malheur du tyran, Platon va faire appel au témoin qui a connu celui-ci dans son privé, dépouillé de sa grandeur de théâtre : ce témoin, est-ce Platon lui-même, ou plutôt Dion, beau-frère de Denys et son homme de confiance, que Platon conquit à la philosophie lors de son premier séjour à Syracuse, en 388 ? Peu importe : la genèse psychologique et les mœurs du tyran, telles qu’elles sont esquissées ici (571 a-576 b), peuvent avoir tous les traits individuels qu’on voudra et surtout nous peindre au vif les hommes de violence et d’aventure qui

  1. Lois, 710 c-711 d, à comparer avec Lettre VII, 328 c.
  2. Cf. art. Dionysos, RE, V 1 (1903), col. 882-903 (Niese) ; art. Σικελία, ib. II A2 (1923), col. 2498/9.