Page:Platon - Apologie de Socrate ; Criton ; Phédon (trad. Chambry), 1992.djvu/136

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la plupart des hommes ? Il s’en faut de beaucoup, chers Cébès et Simmias ; voici plutôt ce qui arrive. Si, en quittant le corps, elle est pure et n’entraîne rien du corps avec elle, parce que pendant la vie elle n’avait avec lui aucune communication volontaire et qu’au contraire elle le fuyait et se recueillait en elle-même, par un continuel exercice ; et l’âme qui s’exerce ainsi ne fait pas autre chose que philosopher au vrai sens du mot et s’entraîner réellement à mourir aisément, ou bien crois-tu que ce ne soit pas s’entraîner à la mort ?

— C’est exactement cela.

— Si donc elle est en cet état, l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement avec les dieux le reste de son existence. Est-ce là ce que nous devons croire, Cébès, ou autre chose ?

— C’est cela, par Zeus, dit Cébès.

XXX. — Mais si, je suppose, l’âme est souillée et impure en quittant le corps, parce qu’elle était toujours avec lui, prenait soin de lui, l’aimait, se laissait charmer par lui, par ses désirs, au point de croire qu’il n’y a rien de vrai que ce qui est corporel, ce qu’on peut toucher, voir, boire, manger, employer aux plaisirs de l’amour, et si elle est habituée à haïr, à craindre et à éviter ce qui est obscur et invisible aux yeux, mais intelligible et saisissable à la philosophie, crois-tu qu’une âme en cet état sera seule en elle-même et sans mélange, quand elle quittera le corps ?

— Pas du tout, dit-il.

— Je crois au contraire qu’elle sera toute pénétrée d’éléments corporels, qui ont crû avec elle par suite de son commerce et de sa communion avec le corps, dont elle ne se sépare jamais et dont elle prend grand soin.

— Cela est certain.

— Mais ces éléments, mon ami, tu dois bien penser qu’ils sont lourds, pesants, terreux et visibles. L’âme où ils se trouvent est alourdie et tirée en arrière vers le monde visible par la crainte de l’invisible et, comme on dit, de l’Hadès. Elle hante les monuments et les tombeaux, où l’on a même vu de ténébreux fantômes d’âmes, pareils aux spectres de ces âmes qui n’étaient