Page:Platon - Apologie de Socrate ; Criton ; Phédon (trad. Chambry), 1992.djvu/147

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— Si, dis-je.

— N’est-ce pas une honte ; reprit-il. N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité ; car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre.

— Comment l’entends-tu ? demandai-je.

— Comme on l’entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N’as-tu pas remarqué qu’en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ?

— Si, dis-je.

— Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l’on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?

— C’est vraisemblable, dis-je.

— Oui, c’est vraisemblable, reprit Socrate ; mais ce n’est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes — c’est toi qui tout à l’heure m’as jeté sur ce sujet et je t’ai suivi — ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l’art de raisonner, qu’un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu’il l’est parfois et parfois ne l’est pas, et l’expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans l’Euripe, et que rien ne demeure un moment dans le même état.

— C’est parfaitement vrai, dis-je.

— Alors, PHÉDON, reprit-il, s’il est vrai qu’il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d’être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui,