Page:Platon - Protagoras ; Euthydème ; Gorgias ; Ménexène, Ménon, Cratyle (trad. Chambry), 1992.djvu/240

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

il désigne ainsi l’invisible — les plus malheureux sont ces non‑initiés, et qu’ils portent de l’eau dans des tonneaux percés avec un crible troué de même. Par ce crible il entend l’âme, à ce que me disait celui qui me rapportait ces choses, et il assimilait à un crible l’âme des insensés, parce qu’elle est percée de trous, et parce qu’infidèle et oublieuse, elle laisse tout écouler.

Cette allégorie a quelque chose d’assez bizarre, mais elle illustre bien ce que je veux te faire comprendre pour te persuader, si j’en suis capable, de changer d’idée et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte.

Eh bien, ai-je ébranlé tes convictions et crois‑tu main­tenant que les gens réglés sont plus heureux que les incon­tinents, ou bien aurai-je beau te faire cent autres allégories du même genre sans que tu changes de vue pour cela ?

CALLICLÈS

C’est cette seconde solution qui est la vraie, Socrate.

SOCRATE

XLVIII. — Eh bien, laisse‑moi, te proposer une autre image sortie de la même école [1] que la précédente. Consi­dère si tu ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses ton­neaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pour­rait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est‑ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène‑t‑elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es‑tu pas convaincu ?

CALLICLÈS

Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut.

  1. Probablement de l'école de Pythagore.