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LIVRE SIXIÈME.


ment admettre que la douleur, la colère, la joie, la concupiscence et la crainte ne soient pas des changements et des passions qui se trouvent dans l’âme et qui l’émeuvent[1] ?

Il faut encore ici établir une distinction : car prétendre qu’il n’y a pas en nous de changements ni de perception de ces changements, c’est nier l’évidence. Cela admis, reste à chercher qui subit ces changements. Nous ne pouvons les attribuer à l’âme : car ce serait admettre qu’elle rougit, par exemple, ou qu’elle pâlit[2], sans réfléchir que ces passions, bien que produites par l’âme, sont dans une autre substance. La honte consiste pour l’âme dans l’opinion qu’une chose est inconvenante, et comme l’âme contient le corps, ou, pour parler plus exactement, l’a sous sa dépendance et l’anime, le sang, qui est très-mobile, se porte au visage. De même, la crainte a son principe dans l’âme ; la pâleur se produit dans le corps parce que le sang se concentre dans les parties intérieures[3]. Dans la joie, c’est aussi au corps qu’appartient la dilatation qui s’y fait sentir ; ce que l’âme éprouve n’est pas une passion. Il en est de même de la douleur et de la concupiscence : le principe en est dans l’âme, où il reste à l’état latent ; ce qui en procède est perçu par la sensation. Quand, nous disons que les désirs, les opinions, les raisonnements sont des mouvements de l’âme, nous n’entendons

  1. Plotin paraît combattre ici la théorie des Stoïciens sur les passions. La douleur, la colère, la joie, la concupiscence et la crainte sont précisément les passions que reconnaissait Chrysippe. Les définitions qu’il en donnait nous ont été conservées par Diogène Laërce, VII, § 111.
  2. Tertullien rapporte en ces termes l’opinion de Cléanthe : « Porro et animam compati corpori, cui læso ictibus, vulneribus, ulceribus, condolescit ; et corpus animœ, cui afflictæ cura, amore, angore, cosegrescit, per detrimentum scilicet vigoris, cujus pudorem aut pavorem rubore atque pallore testetur. » (De Anima, 5.)
  3. Ce passage mérite d’être rapproché des idées analogues qu’on trouve dans le traité de Descartes sur les passions. Voici comment il explique la pâleur, par exemple : « La tristesse, en rétrécissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, et que, devenant plus froid et plus épais, il a besoin d’y occuper moins de place, en sorte que, se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées, dont les plus apparentes étant celles du visage, cela le fait paraître pâle et décharné, principalement lorsque la tristesse est grande ou qu’elle survient promptement, comme on voit en l’épouvante, dont la surprise augmente l’action qui serre le cœur. » (Les Passions de l’âme, art. 116.)