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TROISIÈME ENNÉADE.


qu’elle est complètement différente des êtres. Autrement, si elle s’appropriait la forme, elle changerait avec elle et cesserait ainsi d’en être différente ; elle ne serait plus le lieu de toutes choses, elle ne serait plus le réceptacle de rien. Il faut cependant que la matière demeure la même quand les formes y entrent, et qu’elle reste impassible quand elles en sortent, afin qu’il y ait toujours quelque chose qui puisse entrer en elle ou en sortir. Comme ce qui entre en elle est un simulacre, il en résulte que c’est une chose mensongère qui entre alors dans une chose mensongère. Ce qui entre dans la matière y entrera-t-il du moins d’une manière véritable ? Mais comment une chose peut-elle être reçue véritablement par une autre qui ne saurait participer en aucune façon à la réalité, parce qu’elle est elle-même essentiellement mensongère ?

Ainsi, la matière est une chose mensongère dans laquelle les simulacres des essences entrent d’une façon mensongère, de la même façon que nous voyons dans un miroir les images des objets qui sont à la portée de notre vue[1]. Faites disparaître les êtres du monde sensible, et vous n’apercevrez plus rien des choses qui frappent ici-bas votre regard. Il est vrai qu’ici-bas le miroir est lui-même visible ; c’est qu’il est une forme. Mais la matière, qui remplit dans le monde sensible le rôle d’un miroir, n’étant pas une forme, échappe à la vue ; sinon, elle devrait être visible par elle-même. Il lui arrive la même chose qu’à l’air qui reste caché même quand il est pénétré par la lumière, puisque avant d’en être pénétré il n’était pas visible. Nous ne croyons pas que les choses qui apparaissent dans un miroir existent réellement, parce qu’elles passent, tandis que le miroir demeure et frappe nos regards. Au contraire, la matière est invisible, qu’elle contienne ou qu’elle ne contienne pas de formes. Mais, supposons un moment qu’il en

  1. Pour la théorie de Platon sur les miroirs, Voy. le Timée, p. 46.