Page:Poésies de Th. Gautier qui ne figureront pas dans ses oeuvres.djvu/11

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les verdures, sillonnent la ville en tous sens, ne m’est jamais sorti de la tête et m’a souvent attendri aux heures songeuses.

Pour en finir avec ces détails puérils, j’ai été un enfant doux, triste et malingre, bizarrement olivâtre, et d’un teint qui étonnait mes jeunes camarades roses et blancs. Je ressemblais à quelque petit Espagnol de Cuba, frileux et nostalgique, envoyé en France pour faire son éducation. J’ai su lire à l’âge de cinq ans, et depuis ce temps je puis dire comme Apelles, nulla dies sine lineâ. À ce propos, qu’on me permette de placer une courte anecdote.

Il y avait cinq ou six mois qu’on me faisait épeler sans grand succès ; je mordais fort mal au ba, be, bi, bo, bu, lorsqu’un jour de l’an le chevalier de Port de Guy, dont parle Victor Hugo dans les Misérables, et qui portait les cadavres de guillotinés avec l’évêque de***, me fit cadeau d’un livre fort proprement relié et doré sur tranche et me dit : « Garde-le pour l’année prochaine, puisque tu ne sais pas encore lire. — Je sais lire, » répondis-je, pâle de colère et bouffi d’orgueil. J’emportai rageusement le volume dans un coin, et je fis de tels efforts de volonté et d’intelligence que je le déchiffrai d’un bout à l’autre et que je racontai le sujet au chevalier à sa première visite.

Ce livre, c’était Lydie de Gersin. Le sceau mystérieux qui fermait pour moi les bibliothèques était rompu. Deux choses m’ont toujours épouvanté, c’est qu’un enfant apprît à parler et à lire ; avec ces deux clefs qui ouvrent tout, le reste n’est rien. L’ouvrage qui fit sur moi le plus d’impression, ce fut Robinson Crusoé. J’en devins comme fou, je ne rêvais plus qu’île déserte et vie libre au sein de la nature, et me