Page:Poésies de Th. Gautier qui ne figureront pas dans ses oeuvres.djvu/12

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bâtissais, sous la table du salon, des cabanes avec des bûches où je restais enfermé des heures entières. Je ne m’intéressais qu’à Robinson seul, et l’arrivée de Vendredi rompait pour moi tout le charme.

Plus tard, Paul et Virginie me jetèrent dans un enivrement sans pareil, que ne me causèrent, lorsque je fus devenu grand, ni Shakspeare, ni Goëthe, ni lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni même Victor Hugo, que toute la jeunesse adorait à cette époque. À travers tout cela, sous la direction de mon père, fort bon humaniste, je commençais le latin, et à mes heures de récréation je faisais des vaisseaux correctement gréés, d’après les eaux-fortes d’Ozanne, que je copiais à la plume pour mieux me rendre compte de l’arrangement des cordages. Que d’heures j’ai passées à façonner une bûche et à la creuser avec du feu à la façon des sauvages ! Que de mouchoirs j’ai sacrifiés pour en faire des voiles ! Tout le monde croyait que je serais marin, et ma mère se désespérait par avance d’une vocation qui dans un temps donné devait m’éloigner d’elle. Ce goût enfantin m’a laissé la connaissance de tous les termes techniques de marine. Un de mes bâtiments, les voiles bien orientées, le gouvernail fixé dans une direction convenable, eut la gloire de traverser tout seul la Seine en amont du pont d’Austerlitz. Jamais triomphateur romain ne fut plus fier que moi.

Aux vaisseaux succédèrent les théâtres en bois et en carton, dont il fallait peindre les décors, ce qui tournait mes idées vers la peinture. J’avais attrapé une huitaine d’années et l’on me mit au collège Louis le Grand, où je fus saisi d’un désespoir sans