Page:Poe - Nouvelles Histoires extraordinaires.djvu/296

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— mais je te comprends parfaitement, et je sens pour toi. Il y a maintenant dix années terrestres que j’ai éprouvé ce que tu éprouves, — et pourtant ce souvenir ne m’a pas encore quittée. Toutefois, voilà ta dernière épreuve subie, la seule que tu eusses à souffrir dans le Ciel.

eiros. — Dans le Ciel ?

charmion. — Dans le Ciel.

eiros. — Oh ! Dieu ! — aie pitié de moi, Charmion ! — Je suis écrasée sous la majesté de toutes choses, — de l’inconnu maintenant révélé, — de l’Avenir, cette conjecture, fondu dans le Présent auguste et certain.

charmion. — Ne n’attaque pas pour le moment à de pareilles pensées. Demain, nous parlerons de cela. Ton esprit qui vacille trouvera un allégement à son agitation dans l’exercice du simple souvenir. Ne regarde ni autour de toi ni devant toi, — regarde en arrière. Je brûle d’impatience d’entendre les détails de ce prodigieux événement qui t’a jetée parmi nous. Parle-moi de cela. Causons de choses familières, dans le vieux langage familier de ce monde qui a si épouvantablement péri.

eiros. — Épouvantablement ! épouvantablement ! Et cela, en vérité, n’est point un rêve.

charmion. — Il n’y a plus de rêves. — Fus-je bien pleurée, mon Eiros ?

eiros. — Pleurée, Charmion ? — Oh ! profondément. Jusqu’à la dernière de nos heures, un nuage d’intense mélancolie et de dévotieuse tristesse a pesé sur ta famille.

charmion. — Et cette heure dernière, — parle-m’en. Rappelle-toi qu’en dehors du simple fait de la catastrophe je ne sais rien. Quand, sortant des rangs de l’humanité, j’entrai par la Tombe dans le domaine de la Nuit, — à cette époque, si j’ai bonne mémoire, nul ne pressentait la catastrophe qui vous a engloutis. Mais j’étais, il est vrai, peu au courant de la philosophie spéculative du temps.