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Page:Poe - Nouvelles Histoires extraordinaires.djvu/321

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presque impossible de deviner à quel endroit du talus d’émeraude commençait son domaine de cristal.

Ma position me permettait d’embrasser d’un seul coup d’œil les deux extrémités, est et ouest, de l’îlot ; et j’observai dans leurs aspects une différence singulièrement marquée. L’ouest était tout un radieux harem de beautés de jardin. Il s’embrasait et rougissait sous l’œil oblique du soleil, et souriait extatiquement par toutes ses fleurs. Le gazon était court, élastique, odorant, et parsemé d’asphodèles. Les arbres étaient souples, gais, droits, — brillants, sveltes et gracieux, — orientaux par la forme et le feuillage, avec une écorce polie, luisante et versicolore. On eût dit qu’un sentiment profond de vie et de joie circulait partout ; et, quoique les cieux ne soufflassent aucune brise, tout cependant semblait agité par d’innombrables papillons qu’on aurait pu prendre, dans leurs fuites gracieuses et leurs zigzags, pour des tulipes ailées.

L’autre côté, le côté est de l’île, était submergé dans l’ombre la plus noire. Là, une mélancolie sombre, mais pleine de calme et de beauté, enveloppait toutes choses. Les arbres étaient d’une couleur noirâtre, lugubres de forme et d’attitude, — se tordant en spectres moroses et solennels, traduisant des idées de chagrin mortel et de mort prématurée. Le gazon y revêtait la teinte profonde du cyprès, et ses brins baissaient languissamment leurs pointes. Là, s’élevaient éparpillés plusieurs petits monticules maussades, bas, étroits, pas très longs, qui avaient des airs de tombeaux, mais qui n’en étaient pas, quoique au-dessus et tout autour grimpassent la rue et le romarin. L’ombre des arbres tombait pesamment sur l’eau et semblait s’y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l’élément. Je m’imaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas, toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que d’autres ombres naissaient à chaque