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Page:Poincaré - L’Invention mathématique, 1908.djvu/11

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Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat ; et j’en tirai les conséquences ; l’exemple des formes quadratiques me montrait qu’il y avait des groupes fuchsiens autres que ceux qui correspondent à la série hypergéométrique ; je vis que je pouvais leur appliquer la théorie des séries thétafuchsiennes et que par conséquent il existait des fonctions fuchsiennes autres que celles qui dérivent de la série hypergéométrique, les seules que je connusse jusqu’alors. Je me proposai naturellement de former toutes ces fonctions ; j’en fis un siège systématique et j’enlevai l’un après l’autre tous les ouvrages avancés ; il y en avait un cependant qui tenait encore et dont la chute devait entraîner celle du corps de place. Mais tous mes efforts ne servirent d’abord qu’à me mieux faire connaître la difficulté, ce qui était déjà quelque chose. Tout ce travail fut parfaitement conscient.

Là-dessus je partis pour le Mont Valérien où je devais faire mon service militaire ; j’eus donc des préoccupations très différentes. Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup. Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement, et ce fut seulement après mon service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais qu’à les rassembler et à les ordonner. Je rédigeai donc mon mémoire définitif d’un trait et sans aucune peine.

Je me bornerai à cet exemple unique, il est inutile de les multiplier ; en ce qui concerne mes autres recherches, j’aurais à vous faire des récits tout à fait analogues ; et les observations rapportées par d’autres mathématiciens dans l’enquête de l’Enseignement Mathématique ne pourraient que les confirmer.

Ce qui vous frappera tout d’abord ce sont ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient dans l’invention mathématique me paraît incontestable, et on en trouverait des traces dans d’autres cas où il est moins évident. Souvent quand on travaille une question difficile, on ne fait rien de bon la première fois qu’on se met à la besogne ; ensuite on prend un repos plus ou moins long, et on s’assoit de nouveau devant sa table. Pendant la première demi-heure on continue à ne rien trouver et puis tout à coup l’idée décisive se présente à l’esprit. On pourrait dire que le travail cons-