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un point noir

sentait vraiment naître un peu plus chaque jour à une vie nouvelle. Les événements de la semaine précédente – les engagements qui avaient déterminé l’évacuation de Carlton par les troupes du colonel Irvine et du major Crozat — lui avaient fait connaître les émotions et les enivrements de la lutte.

Et maintenant, par ce matin d’avril où le rude hiver boréal laissait ses traces, il avait comme une hallucination du passé : à voir s’agiter ces gens basanés vêtus de cuir et de laine, à contempler sur la rive opposée des tentes indiennes qui fumaient, il évoquait un camp de batteurs d’estrade de Montcalm devant le Saint-Laurent. Même ciel, même cadre presque et mêmes hommes. Des interpellations se croisaient autour de lui en français archaïque, des chansons de jadis arrivaient en bribes à ses oreilles, des noms même parfois le faisaient tressaillir, de beaux noms où semblait tinter claire toute l’ancienne France ; car le sang des Montigny, des Saint-Georges, des Varennes, des Saint-Luc-de-Repentigny, coulait, mêlé au sang indien, dans les veines de beaucoup de ces rudes chasseurs de fourrures. L’âpre lutte du dernier siècle commencée aux bords de l’Atlantique semblait se poursuivre avec les mêmes éléments à des centaines de lieues au nord-ouest dans le pays sauvage de la Saskatchewan.

Et Henry de Vallonges, replacé par les circonstances dans son milieu de tradition, se sentait plus fort, plus viril, renouvelé pour ainsi dire, prêt à des choses héroïques.