Page:Poirier de Narçay - La Bossue.djvu/38

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pendant la totalité desquelles l’âne était loué à quelque voisin désireux de transporter du bois, d’amener chez lui de la pâture, — foin, luzerne, bourgogne, trèfle, — du blé, de l’avoine, suivant les saisons.

Or, pendant la durée de ces locations ou en l’absence partielle de gibier, Estelle Giraud, comme au début de son mariage, parcourait la distance qui sépare le Val-Gallerand de Beaumont-le-Roger, confiante en ses jambes d’inégales longueurs, tantôt sur la bonne, tantôt sur la mauvaise soutenue par la béquille.

Sa maison était située très à l’écart du hameau, dans un endroit isolé appelé la Maison blanche ; on en pouvait sortir et rentrer sans être vu de personne, puisque cette habitation primitive se trouvait être la dernière sur la lisière de la forêt, situation privilégiée pour un braconnier.

Quand elle allait à la ville, la bossue suivait d’abord un chemin assez mal entretenu serré entre la côte et la Risle. Elle aurait bien pris « par les raccourcis » de la forêt : mais, comme elle avait toujours en son panier un lapin de garenne ou un faisan, elle dédaignait ce trajet plus court, mais dangereux à cause des gardes. Son excuse pour les curieux, c’étaient les nombreux accidents de terrain :

— Que voulez-vous que devienne ma mauvaise jambe dans ces chemins du diable, mes pauvres gens, disait-elle ? Je trouve dures les montées, mais pour dévaler c’est encore pire. J’préfère m’allonger d’un kilomètre.

Elle traversait, en boitant ferme, le hameau où toujours quelqu’un se trouvait là pour lui dire :

— M’est avis que vous feriez mieux de prendre Martin. Il a de meilleures jambes que vous.

Ce à quoi elle répondait :

— Il y a des cerfs qu’ont une patte coupée et qui se défilent ben tout de même.

— Et le commerce, ça va toujours, ajoutait-il mystérieusement ?

— Comme ça.

Elle continuait son chemin, claudiquant de plus en plus, tandis qu’elle atteignait le raidillon conduisant à un petit