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la baie

le lendemain matin, avec sa grande robe noire, sa barbe grise et son gros crucifix jaune dans sa ceinture. Le matin, quand je me réveillai, ma première pensée fut pour lui et, après ma prière, je sortis.

Le père se promenait, en lisant son bréviaire, sur de grandes pièces de bois de pin que la marée montante avait alignées sur le sable de la grève. Il avait fait chaud toute la nuit et le matin était pesant. Les maringouins me mangeaient ; ils venaient du bois par nuées noires. Je les chassais comme je pouvais encore que je commençais, comme les autres, à m’accoutumer à eux. Mais ce matin-là, les mouches étaient féroces comme des ours. Timidement, je m’approchai du père qui ne fit pas de cas de moi. Et je me mis à marcher à sa suite sur les billots. Après quelques minutes, il s’arrêta tout à coup et me demanda :

« Mais pourquoi, petit, me suis-tu ainsi ? »

J’étais gêné et ne savais quoi répondre. Enfin, je dis :

« Quand je marche derrière vous, père, je sens moins les maringouins ».

Et c’était vrai. Depuis que je suivais le père sur les pièces de pin, les mouches ne me piquaient plus. Alors le missionnaire me dit :

« Vas t’en ; laisse-moi dire mon bréviaire ; tu ne souffriras plus des mouches ».

J’obéis, et de toute la journée, et plusieurs jours après encore, je ne me plaignis pas des maringouins ou des brûlots, ni mon père non plus, ni ma mère, ni les autres. Ce soir-là même on ne fit pas à la porte du campe la boucane ordinaire pour chasser cette engeance. C’était terrible, vous savez, dans ce temps-là, les mouches. Vous n’avez pas idée de ça. On s’en plaint aujourd’hui, dans les bois où il y a de l’eau aux alentours ; mais qu’est-ce que c’est ? Voilà soixante-quinze ans, à la Baie des Ha ! Ha !, des mouches, on en mangeait avec not’ pain ; on en res-