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la baie

mourut bientôt d’un trop grand refroidissement, et le cheval resta seul. C’est lui peut-on dire qui a essouché presque toute notre terre. On l’attelait le matin et on le dételait le soir quand il faisait bien noir. À cause de la fatigue le Blond devînt un vieux cheval avant le temps. J’en prenais bien soin, allez, car j’en avais pitié. Il avait toujours ses trois bons repas par jour, sans compter l’herbe dont il happait une gueulée ici et là pendant le travail. Des fois, le soir, après la journée, quand à la fin de l’été, par exemple, l’avoine manquait, j’allais, après souper, lui porter, pour son dessert, un morceau de pain que j’avais pris en cachette de ma mère dans la huche. Je suis comme ça, moi, j’ai toujours eu pitié des bêtes, surtout des chevaux et des chiens qui ont tant de cœur et sont si dévoués, si fidèles. J’ai eu, dans le temps, un chien que j’ai gardé quinze ans et qui est mort de vieillesse ; il couchait au pied de mon lit, au grenier. Jamais, j’ai eu un aussi bon ami. Et quel sentiment dans cet animal-là. Vous allez voir :

Un soir du mois de mai, c’était en 1846, nous étions devant notre porte, mes parents et quelques voisins qui étaient venus jaser après le souper. Il avait fait durant la journée une chaleur atroce, peu ordinaire pour cette époque de l’année. Le printemps était venu de bonne heure et, dès la mi-mai, il régnait une grande sécheresse dans tout le Saguenay. Aussi profitait-on de l’occasion pour faire brûler de tous côtés les abattis de terre neuve. Ce soir-là, l’air était lourd, et l’on suait à grosses gouttes à rien faire. À voir le ciel, clair et plein d’étoiles, on n’avait aucun espoir de pluie. Tout était d’un calme presque effrayant sur la Baie et dans le village. On entendait seulement alentour de nous le cri agaçant de quelques chauves-souris qui volaient au-dessus des maisons, et celui des criquets dans les champs, ce qui nous annonçait encore de la chaleur pour le lendemain. Mais on ne se plaignait pas trop encore de cette cha-