Page:Potvin - La Baie, récit d'un vieux colon canadien-français, 1925.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
la baie

Grâce à mon travail et aussi à celui de ma femme, la pauvre vieille qui s’est fait mourir, dix ans plus vite, au moins, à force de faire des choses qui n’étaient pas de sa capacité, ma terre était une des plus avancées de la paroisse. Nos garçons avaient grandi et ils commençaient à nous aider. Souvent, le soir, quand ils étaient couchés, brisés de fatigue, ma vieille et moi, nous causions, sur le perron de la porte, ayant en face de nous la Baie qui brillait sous la lune et les étoiles, et l’hiver, dans la cuisine, près du poêle à trois ponts dont le foyer pétillait, ayant près de nous, sur la table la lampe dont les grosses mouches à viande, noires et vertes, éveillées par la lumière, frappaient à grands coups d’ailes, le globe. Nous parlions de l’avenir de nos enfants et de ce que serait notre terre.

Cela commençait à nous inquiéter. Mon plus vieux n’avait pas pour la terre l’amour que j’éprouvais à son âge ; et nous nous disions : ça viendra quand il aura quitté l’école ; et nous voulions le faire instruire aussi longtemps que possible, avec son frère, Arthur quand il se sera mis tout de bon au travail. Je songeais alors à acheter une terre neuve aux chutes où demeuraient les parents de ma femme, afin d’y établir mon aîné. Mais j’attendais, je voulais être sûr que notre garçon aimerait ce que nous aimions plus que tout au monde et serait un vrai fils d’habitant. Quant à l’autre de nos fils, il était jeune encore et il y avait temps d’y penser…

Arthur, ah ! le sort fut vite réglé à celui-là. Quand j’y pense, je ne peux pas m’empêcher d’avoir là, dans la gorge, quelque chose qui me serre et qui me tire la salive. Ah ! quel souvenir !

Arthur allait chercher les vaches au trécarré, tous les soirs après l’école. Un soir de septembre, il partit comme de coutume pour le haut de la terre. À l’heure de la traite, les vaches arrivèrent seules. Ma femme remarqua l’absence d’Arthur, et moi aussi,