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la baie

Alexis, on s’était lancé comme des perdus dans l’industrie laitière, surtout dans la fabrication du fromage. C’était à qui fournirait le plus de lait à la fromagerie qu’un neveu du défunt Ignace Cloutier avait établie à l’entrée du village. Chaque quinzaine, je constatais avec honte que j’étais presque le dernier sur la liste des patrons qui recevaient une moyenne de vingt-cinq piastres quand j’en retirais au plus douze ou quinze. À l’automne, leurs granges débordaient et la mienne sonnait le vide. Ils récoltaient des patates par vingt-cinq à trente minots à la fois et c’est à peine si j’en arrachais pour les besoins de la maison. Il en était de même pour tout.

Vous comprenez, je m’en allais, ni plus ni moins au diable. Et je n’avais qu’à me laisser faire, quoi ! Qu’est-ce que vous voulez que je fis ? J’étais tout fin seul aux gros travaux et mon plus vieux, au lieu de m’aider, me dépensait de l’argent inutilement, sans aucun profit. Aussi, je voyais venir la catastrophe, allez !

À un moment je m’étais laissé tenter par des agents qui étaient venus à la Baie et j’avais acheté, comme les autres, sur billets, des instruments aratoires, entre autres, une faucheuse et un râteau à cheval qui étaient devenus indispensables. Arriva le jour de l’échéance des premiers billets, — ça vient toujours trop vite, ces affaires-là, — pas moyen de donner seulement un sou d’acompte ! Les agents me remettaient à trente jours mais je n’étais pas plus riche au bout du mois. Alors, on a pris une première action contre moi, pour dette. Quelle honte, mon Dieu ! quelle honte ! Je sens bien que j’étais le premier de la paroisse à avoir affaire aux tribunaux.

Je vous le dis, en franche vérité, j’étais au bord de la catastrophe.

Le soir, les voisins, des fois, venaient veiller chez nous et, comme ils connaissaient ma situation, ils me