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la baie

faut tous passer par là, et l’on se dit : le Bon Dieu le voulait parce qu’il était mûr, je suppose, pour le ciel, — mais par caprice, par folie, par bêtise. On voit là devant soi son garçon qui pourrait être heureux, à qui il manque rien et qui a tout ce qu’il lui faut pour faire une bonne vie tranquille et plaisante ; et vous l’avez vu tout d’un coup rechigner, s’ennuyer, ne rien trouver de son goût, chercher midi à quatorze heures pour s’amuser à toutes sortes de balivernes ; puis, crac !… lâcher tout et s’en aller ; lancer au loin la belle boule qu’il tenait dans ses mains, c’est-à-dire une belle terre toute faite, généreuse, reluisante au soleil, et partir se faire ouvrier dans des facteries où il sera toute sa vie l’esclave des patrons, des foremans, des unions, de l’heure même ; passant toutes les longues journées de la belle saison dans la puanteur de l’huile des machines au lieu de respirer l’air sapineux du bois ou le salin de l’eau ; vivant ses hivers dans la chaleur pesante des fournaises à la place de notre beau froid sec et sain qui pique le sang dans les veines pendant la journée en attendant, le soir, la bonne chaleur des grosses bûches de merisier qu’on a jetées pour la nuit dans le gros poêle à trois ponts de la cuisine… Non, mais, comprenez-vous ça, vous autres ? Que j’en ai vu, moi, de ces pauvres fous ! Et dire que mon garçon en était un !

Une fois la décision de Joseph prise, ça n’a pas été long. Comme on dit ; ça n’a pas pris goût de tinette. Il fallait profiter de l’un des derniers voyages du bateau de la Richelieu. On a pas même demandé à notre garçon où il s’en allait, dans le Maine, au Vermont, ou dans le Mass ; pour moi, ça me faisait pas un pli. C’était assez de savoir qu’il s’en allait aux États ; c’était même trop. Et c’était assez aussi de le laisser partir, comme ça, sans rien dire, que voulez-vous, il avait son âge de majorité. Il pouvait faire ce qui lui passait par la tête. C’est comme ça, il vient un temps où on cesse d’être les parents. Mon