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LE FRANÇAIS

puis bientôt deux ans, l’activité de la fermière qui de son cœur et de ses mains avait contribué, autant que son homme, à l’agrandissement du domaine.

L’hiver qui suivit la mort héroïque du soldat fut triste, on le conçoit, à la maison de Jean-Baptiste Morel. Ce dernier avait soudain, eut-on dit, vieilli de plusieurs années. Il négligeait la besogne et prenait comme un âpre plaisir à se plaindre sans cesse contre l’usure de son corps. Les voisins ne le voyaient plus. Durant tout l’hiver, il partagea son temps entre la cuisine de la maison où il fumait d’éternelles pipes, et ses étables où, le soir particulièrement, il allait parler à ses bêtes comme à des êtres qui pouvaient le consoler, leur confiant en phrases naïves et tendres les peines et les regrets qui gonflaient son cœur. Les bonnes bêtes, certains soirs, semblaient comprendre le maître. L’une d’elles, des fois, tournait tristement la tête vers lui et répondait à ses plaintes par un meuglement attendri qui remuait le cœur comme un cri humain. Et, dans cette atmosphère sourde, d’où s’échappaient de chaudes odeurs de litières de paille fraîche et où l’on n’entendait que le mouvement rythmé de solides mâchoires qui remuaient et le bruit mât des chaînes des licols aux nœuds luisants des mangeoires, Jean-Baptiste Morel, semblait-il, goûtait quelques instants d’un bonheur relatif…

Mais, à cette heure, en cette étouffante après-midi d’août, Jean-Baptiste Morel se sent tout à fait malheureux. C’est qu’il songe moins au passé auquel il a maintenant accoutumé toutes les pensées de ses