Page:Potvin - Le Français, 1925.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
LE FRANÇAIS

— Ah ! tant mieux…

Cependant le soleil a monté plus haut et il envoie à la terre des rayons de feu. On dirait que la prairie cuit dans de la braise. La chaleur est accablante pour les hommes. Il reste pourtant encore à faucher près des trois-quarts de la Prairie du Ruisseau. La mer montante des herbes brunes que fait moutonner une brise légère s’étend loin encore devant les tâcherons. Dès qu’un léger coup de vent l’agite, un manteau d’or bruni et transparent flotte sur le pré. C’est beau, mais les faucheurs n’ont pas le temps de voir. Vont-ils faillir à la tâche ? La chaleur les étouffe… Et puis, on dirait qu’il manque une âme à la corvée.

« Hop !… Hop !… les gas ! » crie de temps en temps Jean-Baptiste Morel qui n’est pas le dernier dans la file.

Et les faucheurs, le front ruisselant sous leur vaste chapeau de paille tressée, les manches de leur grosse chemise de flanelle de genêt relevées jusqu’aux coudes, se ruent avec une sorte de furie sur le pré roux, de l’herbe jusqu’à la ceinture. Courbés, solides sur leurs jambes ouvertes, ils accélèrent comme avec rage le mouvement rythmé du torse et, de droite à gauche, à chaque élan, la faulx vole au bout des bras tendus. L’arme champêtre siffle dans l’air sous des ahans furieux et plonge aussitôt dans la masse opiniâtre des foins. Les herbes s’affaissent sur toute la largeur de la prairie et, derrière les faucheurs, les andains bruisent à la chaleur du jour et s’étendent comme de longs serpents bruns…