Page:Pouchkine - La Fille du capitaine, 1901.djvu/103

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opérations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et c’est dans cet étrange conseil de guerre qu’on prit la résolution de marcher sur Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien près d’être couronné de succès. Le départ fut arrêté pour le lendemain.

Les convives burent encore chacun une rasade, se levèrent de table, et prirent congé de Pougatcheff. Je voulais les suivre, mais Pougatcheff me dit :

« Reste là, je veux te parler. »

Nous demeurâmes en tête-à-tête.

Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff me regardait fixement, en clignant de temps en temps son œil gauche avec une expression indéfinissable de ruse et de moquerie. Enfin, il partit d’un long éclat de rire, et avec une gaieté si peu feinte, que moi-même, en le regardant, je me mis à rire sans savoir pourquoi.

« Eh bien ! Votre Seigneurie, me dit-il ; avoue-le, tu as eu peur quand mes garçons t’ont jeté la corde au cou ? je crois que le ciel t’a paru de la grandeur d’une peau de mouton. Et tu te serais balancé sous la traverse sans ton domestique. J’ai reconnu à l’instant même le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pensé, Votre Seigneurie, que l’homme qui t’a conduit au gîte dans la steppe était le grand tsar lui-même ? »

En disant ces mots, il prit un air grave et mystérieux.

« Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t’ai fait grâce pour ta vertu, et pour m’avoir rendu service quand j’étais forcé de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand j’aurai recouvré mon empire. Promets-tu de me servir avec zèle ? »

La question du bandit et son impudence me semblèrent si risibles que je ne pus réprimer un sourire.