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Page:Pougy - Idylle saphique, 1901.djvu/198

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IDYLLE SAPHIQUE

— Rien de gai, ma Jolie, je ne sais si je dois…

Puis, faisant un effort en une subite résolution d’aveu, elle continua :

— Vois-tu, je ne suis pas du tout là où ton exquis mouvement de douce et amicale charité veut m’entraîner. Je ne puis te dire tout ce qui s’est passé en moi. Malgré les préventions, les préjugés et les turpitudes de la loi sociale, mon existence pouvait se comparer à un beau fruit d’or, vermeil, intact, superbe de couleur et de forme. Un ver est tombé sur cette perfection rare et unique, sans tache ni défaut, un ver impitoyable qui menace de tout corrompre, de tout anéantir. Ma vie, mon cœur se sont soudainement voilés de crêpe. Vois-tu, Annhine, la vie m’a tout donné : santé, fortune, intelligence, beauté et surtout le don de savoir m’en servir. J’ai l’âme et la fierté d’une courtisane dans le beau sens du mot, sans la mesquinerie ni l’hypocrisie qui masque, sans la lâcheté qui détruit. Ceux qui m’ont aimée sont partis heureux, grandis, je leur ai montré le chemin à suivre. Peu faite pour les amours durables, je tiens du moins aux amitiés profondes et sûres. J’ai tout cela. Lui, Raoul, était plus faible, plus déshérité, peut-être plus plaintif seulement, qui sait ? Je me suis prise à cet amour qui est devenu passion… Et la main pâle s’appuyait nerveusement sur l’épaule d’Annhine, tranchant sur la douce teinte bleue du peignoir… Je ne veux pas détruire de ce qui fût moi, tu entends, ni revenir en arrière, vers lui.