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« TANNHAEUSER »


Nietzsche, qui dira quarante-quatre ans plus tard en parlant de Wagner : « Voici un musicien passé maître dans l’art de trouver des accents pour exprimer les souffrances, les oppressions et les tortures de l’âme… L’Orphée de toutes les misères intimes. »

Mais l’auteur du Hollandais et de Tannhaeuser vient seulement de se découvrir. Comme un adolescent, il regarde la vie avec surprise et un peu de dégoût, presque encore en dilettante et du fond d’une époque rébarbative à l’art, où la religion commence son agonie. Avec ces éléments composites, il contrepointe son hymne au néant. Néant et mort dont il rêve en bouddhiste comme de la suprême et unique sérénité. Et c’est dans « sa haine contre le monde » qu’il enracine maintenant son premier amour de l’humanité.



L’année 1844, tout entière consacrée à la composition de Tannhaeuser, est marquée de quelques incidents notables : la première publication des œuvres de Wagner chez l’éditeur Meser, à Dresde ; l’engagement de sa nièce Johanna à l’Opéra royal ; la translation des cendres de Weber de Londres à Dresde, et la visite de Spontini. Cette affaire d’édition dont il s’était assez légèrement chargé, devint bientôt une croix nouvelle, qu’il allait porter plus de dix ans. Son idée avait été de l’entreprendre à ses frais, grâce, une fois encore, à une avance de fonds promise par ses amis Pusinelli, Kriele et Mme Schroeder-Devrient[1]. Mais celle-ci choisit de se lancer dans une aventure amoureuse nouvelle avec un officier de la garde qui entendait tout d’abord administrer ses biens. Et ce gérant pointilleux ne voulut à aucun prix d’une affaire aussi risquée. Pressé par la nécessité, il fallut donc recourir aux emprunts usuraires afin d’éditer le plus vite possible les trois opéras sur lesquels Wagner comptait asseoir sa fortune. Puisque les grandes villes d’Allemagne lui demandaient à présent les deux premiers, dont la réputation s’élargissait, une telle entreprise paraissait raisonnable. Quant à Johanna, la fille d’Albert Wagner, son oncle n’eut aucune peine à la faire engager au théâtre, sa voix ayant beaucoup plu dès le

  1. On trouvera le détail de ces longues tractations dans les Lettres à Anton Pusinelli (Knopf. New-York, 1932).