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ZARATHOUSTRA


quelques pièces sombres et magnifiques. Des portraits de jadis peuplaient les murs, surplombant le lit de gala où Richard fut obligé de coucher. Et là encore, au milieu de la nuit, il se réveille baigné d’une sueur glacée, en poussant des cris, parce que les fantômes de ce palais désert sont venus le regarder dormir.

Partout, dans la vie, les morts se lèvent sous les pas des vivants. Au bout de l’Ostraallee, un prince de pierre racle son violon quand vous passes. Dans la maison Thomé, d’antiques seigneurs sortent de leurs cadres. Quand on rentre du collège, le soir, quelles sont ces ombres dans l’escalier sinon celles de vos deux pères, votre père Wagner et votre père Geyer, venus pour vous faire peur lorsque vous n’avez pas bien travaillé ? Et bientôt c’est un élève de sa classe que la mort emporte. On charge ses camarades d’écrire un poëme nécrologique dont le meilleur aura les honneurs de l’impres­sion. Le prix échoit à Richard Geyer. Du coup il compose un poëme sur la mort d’Ulysse. Puis c’est la mort du seul dieu qui vive parmi les hommes : Karl-Maria von Weber. Or, c’est par Weber seulement qu’il a pris conscience de lui-même, conscience d’être un Allemand, qu’il parvient à sentir l’existence d’une patrie. Et Weber n’est déjà plus. Que de fantômes !

Serait-il poëte ? Ces morts, ces hasards, ces distinctions à l’école, détermineraient-ils une vocation ? La petite sœur Cécile l’affirme et lui-même le croit volontiers. Il écrit donc un drame et anime un théâtre de marionnettes. Toutefois l’essai ne lui paraît pas concluant. Ses sœurs n’en savent faire que des gorges chaudes. « J’entends déjà caracoler mon chevalier. » Cette phrase qu’elles lui jettent à la tête l’agace, le fait rougir de honte et c’est pourtant la seule de son texte dont il se souviendra toujours. Son goût le porterait plutôt vers le décor, les costumes, les masques, et le moindre morceau d’étoffe ou de carton peint l’arrache aussitôt au réel Pour le lancer vers le fantastique.

Nous touchons à ce moment si complexe dans la vie de l’enfant où entre tant d’aptitudes naissantes et dissemblables, brusquement il se déterminera à suivre telle voie plutôt que telle autre, telle sollicitation de son imagination créatrice de préférence à telle suggestion d’exemple ou de raisonne­-