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RICHARD WAGNER


ment, tel instinct obscur et peut-être prophétique, plutôt que de renouveler des exploits pour lesquels il a déjà su se faire admirer. « La route que nous parcourons », dit Bergson, « est comme jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. » L’enfant Wagner est placé dès à présent à son premier carrefour. Également sensible à la musique, à la poésie, au théâtre, aux aventures imprévues du sentiment, au goût du livre et de l’étude, il ne faudra qu’une série de hasards plus ou moins convergents pour l’amener devant sa destinée.

C’est d’abord Shakespeare, ce maître de toutes les imaginations qui ont à la fois le goût du passionné et du vivant. L’élève Richard en est tellement saisi, qu’il se penche sur grammaire et dictionnaire anglais pour parvenir à traduire en vers métriques le monologue de Roméo. C’est ensuite l’Odyssée, dont il se vante d’avoir traduit les douze premiers chants. Effort qui lui vaut l’encourageante approbation de son maître préféré, Mr. Sillig, lequel voulait faire de cet écolier turbulent et appliqué un philologue. Il passe sans difficulté de la classe de troisième de son gymnase dans la seconde, et travaille d’arrache-pied à une vaste tragédie en vers sur Heraklès, d’après les modèles shakespeariens. Vingt-quatre personnages y trouvent la mort, dont la plupart d’ailleurs reparaissent au dernier acte sous forme, de fantômes.

Mais un grand changement se produit à ce moment-là dans les habitudes de sa famille. Et ce changement va du même coup amener une orientation toute nouvelle du sort de ceux qui la composent. Rosalie est appelée pour un engagement de langue durée au théâtre de Prague, où Clara se trouve déjà comme cantatrice. Albert quitte la scène de Breslau pour celle d’Augsbourg ; Louise, enfin, entre dans la troupe de Leipzig. Mme Geyer se résout en conséquence à abandonner son installation de Dresde pour s’établir à Prague. Richard seul demeure provisoirement dans la ville de son enfance et on le met en pension chez les Boehme, famille amie dont le fils Robert est son condisciple à la Kreuzschule. Ce ne devait être qu’un épisode de brève durée. Au cours de ces mois d’expectative, un seul fait mérite d’être retenu, parce qu’il atteint aux régions profondes de la sexualité et que Wagner lui-même en a consigné le souvenir.