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RICHARD WAGNER


du cœur. On y joue le Faust de Goethe, le Guillaume Tell de Schiller, Jules-César, Macbeth, et Hamlet, de Shakespeare. Et voici qu’éclate dans le ciel artistique une nouveauté qui emporte tous les suffrages, La Muette de Portici, d’Auber. Qui aurait pu croire que de si audacieuses harmonies, un opéra complet en cinq actes, une situation tragique et sans le dénouement heureux traditionnel, viendrait un jour de France, pays où régnent la musique italienne, les bergeries, les berquinades, les ballets et les grands-prêtres pompeux du répertoire entourés toujours de danseuses couronnées de roses !

La Muette de Portici offre un thème dramatique entier et développé d’un bout à l’autre sans défaillance, sans concession au gracieux ni à l’aimable. En outre, une instrumentation, un coloris, un emploi direct et tragique du chœur dont jusqu’alors nul opéra n’avait fourni d’exemple. (Et si, dans la suite, les œuvres d’Auber déçurent tous ceux qui attendaient de lui des partitions de la même force, c’est qu’elles ne contenaient plus aucune de ces somptueuses violences ; c’est qu’elles étaient toutes retombées sur le plan du comique léger. « Nous voulions de grandes émotions », dira plus tard Wagner.)

Ayant entendu coup sur coup la Symphonie en la majeur, Egmont et la Muette, il voulut connaître la Neuvième. On disait que Beethoven l’avait composée étant à moitié fou, qu’elle était le « nec plus ultra du genre fantastique et incompréhensible ». Raison de plus pour l’étudier et y chercher le démoniaque. Dès qu’il parvient à se la procurer, le collégien se sent « fasciné avec la violence de la fatalité », car elle contient, en effet, le secret même de toute musique, le ton fondamental d’une âme. Et non seutement le ton de l’âme beethovenienne, mais le ton de l’âme wagnérienne aussi. Il commence aussitôt à la copier, cette énigmatique Neuvième, à s’imprugner de ses dessins, et quand il se laisse surprendre par l’aube dans cette occupation, une frayeur telle l’envahit devant le jour levant qu’il se met à crier. En quelques semaines de labeur nocturne, l’enfant a pourtant copié, puis réduit pour piano dans son entier cette partition touffue. Et l’éditeur Schott, de Mayence, à qui il envoie son travail, lui en fait compliment, lui offre même en échange un exmplaire de la Messe Solennelle.