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RICHARD WAGNER


tropiques, une terre promise, avec son peuple inconnu et intelligent, son théâtre au cœur international où tant d’étrangers ont vu naître leur fortune. Pourquoi Paris ne serait-il pas conquis un jour par Richard Wagner ? Et la musique n’est-elle pas elle-même une suffisante patrie ?

Il rapprend le français avec le professeur Henriot. Ensemble ils ébauchent une traduction du premier acte de Rienzi, que Wagner transcrit à l’encre rouge sur son manuscrit afin de ne pas perdre un jour après son arrivée là-bas. Il vend son mobilier, donne un concert d’adieu à son bénéfice, se propose de régler enfin les vieilles dettes de Kœnigsberg et même celles de Magdebourg… Toutefois, s’il dispose ainsi des sommes qu’il vlent d’encaisser, comment fera-t-il face aux frais du voyage ? Sur le conseil du vieil ami Moeller, la difficulté est résolue de cette manière : Wagner gardera ses fonds et il indemnisera ses créanciers dès que ses succès de Paris lui en auront procuré les moyens. C’est simple. Ce qui l’est moins, c’est de franchir la frontière russe sans passeport ; car les bourreaux de créanciers, précisément en prévision d’un départ de ce genre, ont fait saisir ces paperasses indispensables. « Il faudra donc s’en passer », souffle le renard Moeller. Rien de plus aisé. On se rendra en voiture aux environs de la frontière. Moeller a là-bas un ami qui possède une maison en territoire prussien ; il donnera son aide aux fugitifs, qui brûleront de nuit la politesse aux Russes. Tout cela semble plein de charme, avec un goût d’aventure, une pointe de romanesque.

Ils quittent donc Riga comme ils ont quitté Kœnigsberg, sans regrets, sans mobilier, sans aucune notoriété nouvelle, détachés de ce passé qui ne leur a fourni ni argent ni véritable paix du cœur ou de l’esprit, non certes pas d’autre souvenir que la fugue d’une actrice et la preuve que le malheur peut s’attacher à un homme comme le fantôme de ses espérances flétries.

Assis l’un près de l’autre dans la berline, ce jeune couple émigre vers un inconnu flottant et sans visage. Il fonde sa future fortune sur quelques manuscrits de musique et reporte sa tendresse sur un énorme chien. Cette bête suivait Wagner pas à pas depuis quelque temps et l’attendait la nuit devant sa porte. Il l’adopte. Et comme trois ans plus tôt il avait